karoshi 58 : my name is ...

« Bond. James Bond. » Avouez que ça, c'est de l'entrée en matière, ça vous place tout de suite un homme. On voit tout de suite à qui l'on a à faire, les femmes se pâment et les maîtres du monde putatifs se mettent à trembler, bref, ça fait son effet. Classe.

Je l'avoue, mon quotidien est bien loin de connaître les risques (et les sacrifices) qu'exige la vie d'agent secret, mais j'ai eu tout de même l'occasion d'expérimenter l'effet que peut avoir mon nom sur les japonaises – voix mâle et sourire dévastateur à l'appui. Et si j'en juge par les réactions de mes auditrices, j'ai assez peu de chances d'être sélectionné pour le prochain 007 ...

J'imagine qu'il me faut en partie rejeter la faute sur mes chers parents. En effet, si « Xavier » est un fort joli prénom, il a néanmoins le léger désavantage d'être imprononçable (ou presque) dans pratiquement toutes les langues, et surtout de ne ressembler à rien de connu. Les Japonais n'échappent pas à la règle, le « x » et le « v » étant deux sons qui n'existent tout simplement pas dans leur langue.

On pourrait pourtant espérer que les pérégrinations nippones de Saint François-Xavier au seizième siècle auraient fait quelque chose pour la popularité de ce prénom. Hélas, le sieur navarrais d'origine s'est fait connaître ici sous le nom de Francisco-Xavier, ce que nos amis japonais prononcent à peu près « flanchiscozabièru ». Rien à voir avec Xavier, en fait, ce qui m'avance bien.

Et alors que le futur Lord Greystoke réussit à emballer Jane Parker d'un imparable « Moi Tarzan, toi Jane » (la preuve, c'est qu'une heure de film plus loin, le voilà en train d'épouser la demoiselle tout en prenant le thé le petit doigt levé), je me retrouve à tenter d'établir laborieusement le contact avec les autochtones :

– Moi Xavier, toi ...

– Pardon, toi qui ?

– (patient) Moi Xavier. Toi ?

– Toi Johnny ?

– (un peu énervé) Non, Xavier.

– ???

– (parlant plus fort et lentement) Xavier, Gu-Za-Bi-É.

– Hein ?

– (résigné) Bon, c'est pas grave, laisse tomber ...
(nota: mes tentatives de communication ne sont pas toutes aussi catastrophiques, et la plupart du temps, il me suffit d'endurer quelques « eh? » vaguement incrédules pour faire passer le message – mais la conversation ci-dessus est authentique)

Ceci étant, tout se passe mieux dès que l'on a recours à l'écriture pour fixer les choses. Mais (malheureusement) l'écrit n'est pas la panacée, et je tiens à signaler que chaque mois, je reçois une facture (pour ma consommation d'eau) sur laquelle je réponds au doux prénom de « Xavibr » – mon nom de famille étant tout aussi mutilé mais sensiblement plus prononçable.

Alors, je fais contre mauvaise fortune bon coeur, et je me suis habitué à ce que (dans le meilleurs des cas) l'on m'appelle « Guzabi ». Au moins, je sais que c'est de moi que l'on parle.

Il me faut cependant reconnaître que si ces demoiselles sont perplexes devant mon prénom, il m'arrive aussi d'y aller de mon « eh ? » étonné. Les japonais(es) semblent avoir à leur disposition un réservoir inépuisable de prénoms plus ou moins étranges, qui se débrouillent toujours pour vous dégoter un petit nom de derrière les fagots que vous n'aviez pas encore eu la joie de rencontrer.

Remarquez, cela alimente la conversation, et une fois que l'on a appris comment elle s'appelle, rien de plus facile que continuer en lui demandant comment cela s'écrit. Car plutôt que d'opter pour une simple retranscription phonétique, pratique et efficace, les japonais ne résistent pas à la tentation d'utiliser les kanji aux significations ô combien poétiques, pour composer le prénom de ces demoiselles (et de ces messieurs aussi, mais d'une part cela m'intéresse moins, et d'autre part ceux-ci préfèrent la plupart du temps utiliser leur nom de famille au détriment du prénom).

La plupart du temps, on reste en terrain connu : le « mi » de la beauté, le « ka » du parfum, le « ki » de l'espoir ... le tout, histoire d'attirer les bonnes fées autour du berceau de la petite. Mais quelques parents font preuve d'originalité, et l'on se retrouve parfois face à de véritables casse-têtes, jouant sur des caractères aussi rares que leurs lectures sont irrégulières ... le tout, parce que c'est plus joli comme ça.

La plupart des prénoms deviennent ainsi de véritables poèmes dont on peut lire directement le sens. Et les japonais sont toujours un peu perplexes et déçus lorsque l'on explique que nos prénoms (pourtant bien exotiques) n'ont pas de sens particulier, ou alors rien d'aussi évident que pour les leurs.

Si une présentation émaillée de qui-pro-quo peut égayer convenablement l'ambiance lorsqu'il s'agit de faire le joli coeur, le contexte professionnel exige plus d'efficacité et se sérieux. Heureusement, dans ce cas, le traditionnel échange de cartes de visites simplifie la procédure. En effet, la présentation se réduit la plupart du temps à une courbette où l'on tend sa carte tenue dans les deux mains, tout en marmonnant très vite et en articulant le moins possible « Xavier to môshimasu, yoroshiku onegaishimasu ».

Honnêtement, sachant que les deux déclarations sont à peu près simultanées, vos chances de saisir au vol le nom de votre vis-à-vis sont quasiment nulles. Mais les choses sont bien faites, vous avez maintenant en main la carte de visite du monsieur, ce qui vous permet (si vous êtes dans un bon jour) de découvrir comment il s'appelle.

Un peu de chance, et la carte que l'on vient de vous donner est double-face, avec un côté anglophone et donc lisible. Si vous avez en main une carte 100% japonais, ne désespérez pas, il vous reste un second recours avec l'e-mail de votre interlocuteur – la probabilité que yamada80@machin.co.jp corresponde à un monsieur Yamada étant relativement élevée.

Sinon ... sinon, il ne vous reste plus qu'à essayer de lire directement le nom écrit sur le bout de bristol. Mais pas de panique. Là où les prénoms savaient se montrer surprenants, les noms sortent rarement des sentiers battus – Satô, Suzuki, Takahashi ou Tanaka, avec ces quatre noms vous voilà déjà prêt à affronter un japonais sur vingt.

Et c'est là que l'on se rend compte une fois de plus que dans la vie, tout ne se passe pas comme au cinéma. Parce que vous pouvez en être sûr, face au Docteur No, James Bond n'a jamais rencontré ce genre de problème ...