karoshi 69 : la menace fantôme

Il y a maintenant bien des années, on frissonnait dans la cour de récré à discuter de l'Exorciste diffusé la veille à la télévision. Il y avait ceux qui l'avaient vu, et puis ceux qui n'avaient pas pu – certaines autorités parentales peuvent se montrer intransigeantes. Et tous de commenter, sans pour autant être complètement rassurés, les méthodes à mettre en oeuvre pour disposer du Malin. Et bien sachez aujourd'hui que si les démons occidentaux ne font pas le poids face à une bonne bouteille d'eau bénite, les démons japonais détalent au moindre jet de petit pois.

Bon, il est vrai que cela n'arrive généralement que le 3 Février, durant Setsubun (la « Séparation des Saisons »), également connue sous le nom beaucoup plus pittoresque du « Jour du Lancer de Haricot » – ça ne s'invente pas. Armée des précieuses graines achetées pour l'occasion, la famille va ainsi joyeusement chasser à coup de projectiles légumineux le paternel déguisé en Oni, et puis en envoyer un peu partout dans la maison, le tout généralement accompagné de la formule consacrée : « Fuku ha uchi, Oni ha soto », soit approximativement « Qu'entre la Fortune, que fuient les démons ».

Bref, pas vraiment de quoi en faire un film, à moins de vouloir absolûment se retrouver classé dans le rayon des films de série Z, à côté de chefs d'oeuvres inoubliables tels que L'Attaque des Tomates Tueuses.

Pourtant, au Moyen-Âge, le Japon regorgeait de créatures aussi fantastiques qu'inquiétantes, toujours prètes à jouer quelque mauvais tour au voyageur imprudent. Entre les obake (littéralement, « qui se transforme ») hérités de la tradition bouddhiste et les yûrei (« esprit captif ») liés aux croyances shintô, il y avait là tout un bestiaire haut en couleurs et riche de dangers.

La période d'Edo (1603-1868) verra ainsi se multiplier les kaidan (« histoires de fantômes ») dans la littérature ou le théâtre, culminant dans les années 1780 avec la publication de l'encyclopédie de Toriyama Sekien – quatre épais volumes, environ deux cents illustrations, plus d'un millier de créatures pour une collection quasi-exhaustive des monstres et esprits nippons (consultable online, mais en japonais uniquement) – de quoi concurrencer les visions d'Enfer de Hyeronimus Bosch.

Mais si déjà à l'époque on se plaisait à frissonner un peu, si l'on s'amusait à se faire quelques frayeurs, la plupart de ces créatures ont vu depuis leur capital horrifique fondre comme neige au soleil pour finir par devenir (cruelle déchéance !) seulement sympathiques.

Ainsi, désormais, les Oni s'accomodent avec des pois chiches, les Tengu (démons ailés des montagnes, reconnaissables à leur long nez) donnent dans la viande de boeuf séchée, et le Tanuki (blaireau autrefois adepte de la transformation) se charge modestement d'attirer la bonne Fortune aux restaurants dans lesquels on trouve une de ses représentations si caractéristiques. Au passage, mon guide indique que « son ventre rond est un symbole de prospérité » – pour ma part, je pencherais plutôt pour son « opulence testiculaire », mais j'ai sans doute l'esprit mal placé.

Que dire alors du Kappa, cette sorte de créature mi-humaine, mi-tortue, grand amateur de concombre et de combats de sumo, à qui la coupelle remplie d'eau qu'il porte sur le crâne confère des pouvoirs magiques ... Autrefois habitant les rivières, il était la terreur des enfants imprudents qu'il attirait vers le fond pour les noyer.

Las, aujourd'hui, le Kappa hante toujours les rivières, mais (il faut bien vivre) portant une combinaison rose, il se retrouve à faire de la publicité pour un anti-moustique en chantant une comptine idiote : « Abura to chau, chau, kobura to chau, chau, mogura to chau, chau, Kinchô Likiddo » (littéralement : « Sans graisse, sans cobra, sans taupe, Kinchô Liquid » – et non, en Japonais, ça ne fait pas beaucoup plus de sens).

Le monde change – qu'à cela ne tienne, les fantômes japonais ont su, pour leur part, faire preuve d'adaptation, quitte à recourir aux nouvelles technologies pour sévir avec plus d'efficacité. Une vengeance à exercer ? Pas de problème, un petit coup de camescope, et voici l'inquiétante Sadako de Ring armée d'une cassette vidéo maudite prète à faire des ravages. Des difficultés à recruter des victimes ? Direction Kairo de Kurosawa Kiyoshi, où les esprits vont jusqu'à installer une webcam pour attirer les vivants à eux.

Sans pour autant aller chercher si loin dans une utilisation créative (spirituelle ?)de la technologie moderne, il faut se rendre à l'évidence que leur médium de prédilection reste la photographie – et plus précisément la yûrei shashin (littéralement, « photo d'esprit »). A tel point qu'elle se voit consacrée une rubrique hebdomadaire et incontournable dans USO!! Japan, émission pas franchement sérieuse (mais c'est tellement drôle de se faire peur !) du Samedi soir.

Et tous de s'exclamer, de sursauter, de frissonner alors que l'on explore le royaume de l'horreur en 100 ASA, alors que l'on découvre ces formes fantômatiques (?) – résultant d'un mauvais développement, d'un reflet malencontreux ou d'une manifestation surnaturelle, le mystère reste entier.

Il y aurait là de quoi rire si les Japonais ne prenaient pas tout cela si au sérieux. Lorsqu'en Mai de l'année dernière, le nouveau Premier Ministre Koizumi allait prendre ses quartiers dans la résidence officielle qui lui était réservée, il n'avait d'ailleurs pas hésité à indiquer franchement son malaise vis-à-vis de l'antique bâtisse de brique rouge qui avait été jusque là le théâtre d'une vingtaine de morts violentes. Et de déclarer sans l'ombre d'un sourire « Je vais faire attention à ne pas devenir moi-même un fantôme ». Il peut désormais dormir sur ses deux oreilles – depuis Avril dernier, le voici installé dans une nouvelle résidence officielle, au passé vierge de tout incident inopiné ou funeste.

Cette prudence n'est d'ailleurs pas l'apanage des Premiers Ministres. Nous-mêmes, lorsque nous allons fêter les cerisiers au milieu des tombes du cimetière d'Aoyama, nous déposons toujours quelques offrandes (un demi-verre de bière, et quelques chips dans une assiette) sur les sépultures les plus proches, histoire de s'excuser du dérangement auprès de nos voisins silencieux. Au cas où. Et jusqu'à maintenant, les photos de nos petites sorties n'ont encore rien révélé de surnaturel ou spirituel – rien que du spiritueux.