karoshi 70 : métro (c'est trop)

Il n'y a pas si longtemps, Japan Railways annonçait avec fierté qu'avec son nouveau modèle de rame, plus large de six (6) centimètres que la précédente, ils allaient pouvoir augmenter leur capacité de cinquante (50) voyageurs par wagon. Au Japon, on ne rigole pas dans le métro – on est bien trop occupé à tenter de respirer un peu, coincé entre la vitre et quelques centaines de passagers déterminés à donner un nouveau sens à l'expression « serrés comme des sardines ».

Ainsi, sur la ligne JR Keihin Tohoku entre Ueno et Okachimachi, on compte en moyenne des taux d'occupation de ... 233% des rames à l'heure de pointe (8h-9h du matin). Qu'un train vienne à manquer, que pour une raison quelconque (petit vieux égaré sur la voie, tortue coincée dans les aiguillages ou incendie d'un bâtiment à proximité d'une gare, entre autres) le traffic se voit interrompu, et ce sont des dizaines de milliers de personnes qui se retrouvent (pressées, compressées, entassées) sur le carreau.

Alors, chaque jour, une poignée d'hommes (de l'ombre ?) s'applique à répéter ce miracle ferroviaire moderne – et faire du Japon « le pays où les trains arrivent à l'heure ». Voici donc, pour la première fois sans doute (tadaaa !), exposée la technique utilisée par les Japonais pour obtenir un tel résultat – technique reposant sur trois professionnels de haut vol.

Tout d'abord, il y a bien sûr le conducteur du train, sans lequel rien ne pourrait se faire. Envié, respecté et inaccessible dans sa cabine de pilotage, il est seul maître à bord après Dieu. Et à chaque station, le voici qui réussit le tour de force de s'arrêter pile-poil au bon endroit par rapport au quai, afin que les portes de la rame puissent s'ouvrir très exactement en face des files sagement rangées de voyageurs piaffant d'impatience.

D'ailleurs, grâce aux miracles de la technologie, en 1998, plus d'un million et demi de Japonais ont enfin pu réaliser leur rêve et passer derrière les commandes d'un de ces « trans-métropolitains » (Orient Express modernes ?) du métro Tôkyôite ... du moins en virtuel, les mains crispées sur leur manette de PlayStation. Et chacun de retenir son souffle lorsque vient le temps du freinage.

Pour ma part, je me suis contenté de regarder, de loin, les amateurs se déchaîner en salle d'arcade, légèrement interloqué par les démonstrations de joie de l'amie admirative devant tant de talent. Il n'y a pas à dire, au Japon, conducteur de métro, ça assure.

Mais voyez-vous, surveiller l'avance de la rame est un travail à plein temps. Pas question de détourner ne serait-ce qu'une fraction de la concentration du conducteur pour s'occuper du reste des wagons. Entre alors en scène le second personnage-clé de la réussite ferroviaire japonaise – le « responsable de la queue du train », chargé de vérifier que tout se passe comme sur des rails.

Durant la plupart du trajet entre deux gares, on peut le voir stoïque, assis sur un siège pliable, aux aguets, l'oeil rivé sur la voie qui défile. Mais que l'on approche d'une station et le voici qui s'anime, qui se lève, ouvre sa petite fenêtre et (risquant tous les dangers), se penche, sans doute pour vérifier que l'on ne passe pas trop près du quai.

Le train s'arrête, il ouvre sa porte et descend pour prendre position à côté d'une petite boite fixée sur un des piliers de la gare. De ce poste de commande, le voici à même de contrôler la masse grouillante des passagers – il presse un premier bouton, et retentit la sonnerie qui indique un départ imminent ; un second bouton, et les portes de la rame se ferment, accompagnées d'un concert de pistons.

Notre « responsable de la queue du train » remonte alors dans la rame, ferme sa porte une fois le train en mouvement, salue d'un sobre signe de la main le « superviseur du quai », et attend de s'engouffrer dans le tunnel pour fermer sa petite fenêtre et reprendre sa faction assise face à la voie.

Quant au troisième larron de l'affaire, il faut aller le chercher sur le quai. Parfois palliant une stature modeste à l'aide d'un piédestal à roulettes, il lui faut un oeil d'aigle pour s'assurer du bon déroulement des opérations. Alors que le train n'est encore qu'annoncé à l'approche, il vérifie (accompagnant le regard d'un élégant geste du bras) que la longueur du quai est libre de tout wagon.

A l'arrivée de la rame, on le retrouve perché, dominant (ou presque) la foule pressée, contrôlant la bonne fermeture des portes, et signalant que tout est en ordre à ses acolytes d'un mouvement vertical de sa lanterne (magique ?). Le train s'ébranle, petit signe de la main entre professionnels consciencieux, et le responsable du quai réitère son petit manège, s'assurant (accompagnant le regard d'un élégant geste du bras) que l'intégralité de la rame a bien suivi le mouvement.

Il y a quelque chose de fascinant à cet étrange ballet qui se reproduit, avec une régularité d'horloge, à chaque arrivée de train. Il suffirait d'un rien pour que cela prenne des allures de comédie musicale ...

Le Conducteur :

    L'oeil rivé sur la voie dominant le moteur

    De station en station je transporte à toute heure

    Salarymen pressés écoliers et flâneurs

    Du métro de Tôkyô je suis un conducteur

Le Superviseur du Quai :

    Je l'entends qui s'en vient il ne va plus tarder

    Verifions sur le champ qu'il n'y a rien sur le quai

    Ni métro arrêté ni wagon oublié

    Un geste élégant ... c'est bon nous sommes prêts

Le Conducteur :

    La gare n'est plus loin décélérons sans heurt

    Pour ne pas secouer messieurs les voyageurs

Le Responsable de l'Arrière :

    Au sortir du tunnel j'avise à la portière

    Que la distance au quai est bien règlementaire

Le Conducteur :

    Il s'agit de signer un arrêt sans erreur

    Porte face au repère tout en étant à l'heure

Le Superviseur du Quai :

    Le train s'immobilise et la foule amassée

    Un temps retient son souffle avant de s'élancer

Le Conducteur, le Superviseur et le Responsable en Trio :

    Et voici nos clients arrivés comme il faut,

    On peut vraiment compter sur notre beau métro.

Les Voyageurs Bougons :

    Lorsque s'ouvrent les portes pressons poussons montons

    La rame est déjà pleine ? C'est un détail voyons

    Fi de la politesse oubliée la raison

    Ceux qui veulent descendre et bien ils attendront

Le Responsable de l'Arrière :

    A côté de la rame je me tiens droit et fier

    Paré à actionner la sonnerie austère

    Qui s'en va annoncer insistante et sévère

    La fermeture automatique des portières

Le Superviseur du Quai :

    Le tumulte passé les fauves sont montés

    Les portières soupirent avant de se fermer

    Là-bas dans l'escalier se presse un attardé

    Qui malgré ses efforts restera sur le quai

    Une ultime inspection pour ne rien négliger

    Et je puis désormais ma lanterne agiter

Le Conducteur :

    Le signal est donné libérons le moteur

    Ce fut un autre arrêt sans incident majeur

Le Responsable de l'Arrière :

    Reprenant ma faction debout la mine altière

    Je suis de l'oeil le quai qui file en sens contraire

    Et adresse un geste au collègue sédentaire

Le Superviseur du Quai :

    M'empressant d'acquiescer

Le Responsable de l'Arrière :

                                        Et sans plus de manière

    Dans le tunnel obscur s'en allant ventre à terre

    Disparait enfin la rame toute entière

Le Superviseur du Quai :

    Je l'entends qui s'en va et s'éloigne empressée

    Verifions sur le champ qu'il n'y a rien sur le quai

    Ni métro arrêté ni wagon oublié

    Un geste élégant ... et l'affaire est réglée

(rideau)

Vous voyez, il suffirait d'un rien pour que cela s'anime, pour que le métro de Tôkyô devienne le temps d'une station un petit bout d'émerveillement magique, un rayon de soleil dans la grisaille de la routine quotidienne. Mais point de musique, point d'employés chantants ni de passagers pleins d'enthousiasme – le métro est silencieusement, sérieusement, placidement à l'heure. Et c'est déjà pas si mal.