karoshi 54 : hommes invisibles

Lorsque le ciel est dégagé, il paraît que l'on peut apercevoir le Mont Fuji depuis l'observatoire installé au 56e étage de l'immense mairie de Tôkyô à Shinjuku. Et même par temps maussade, il reste une vue imprenable sur la capitale nipponne, où la ville semble n'avoir pas de limite, et où le béton s'étend à perte de vue – avec, çà et là, la tache verte d'un des grands parcs qui parsèment la métropole.

D'ailleurs, il suffit de baisser les yeux pour surplomber le Shinjuku Chuô Kôen, juste au pied des tours jumelles. Et, au milieu d'une clairière tout là-bas en bas, c'est une autre ville que l'on découvre, une ville dans la ville, faite de tentes bleues et de maisons en carton. Une ville de laissés-pour-compte, blottie au milieu des arbres, à deux pas des buildings gigantesques du quartier d'affaires.

Il y a deux ans, c'était au sous-sol de la gare de Shinjuku qu'on les trouvait, dans un village d'habitations en carton blotties contre les piliers des couloirs du métro. Mais depuis, la gare est en travaux, on a construit les tapis roulants flambant neufs qui assurent l'accès à la mairie, et l'on a nettoyé tout cela. Quelques-uns de ses habitants sont partis s'installer chichement sur la petite place à la sortie Est, collectionnant les vieux parapluies pour se procurer un peu d'abri.

D'autres se sont réfugiés sous les ponts des voies ferrées, y installant leurs sarcophages de cartons et leurs amoncellements de sacs poubelles. Pour la plupart, ce sont les parcs de Tôkyô qui font office de terre d'accueil. Si Ueno a une population depuis longtemps établie, les inévitables tentes bleues fleurissent désormais aussi dans les parcs de Shinjuku et de Yoyogi.

Une étude réalisée en Mai 1998 estimait le nombre de clochards vivant dans la capitale japonaise autour de 5,000 individus – un chiffre en forte croissance par rapport aux années précédentes, conséquence de l'éclatement de la « bulle économique ».

Certains errent, tels des prophètes hallucinés, la barbe en bataille et le regard illuminé d'une flamme étrange. On les croise parfois avançant de leur pas incertain, proférant des imprécations qu'eux seuls comprennent, s'adressant à des fantômes qui n'existent que dans leurs visions. Sur leur passage, les gens détournent le regard et s'écartent – craignant leurs réactions imprévisibles, et souvent honteux d'un tel spectacle.

La plupart, cependant, passent la majeure partie de leurs journées à côté de leurs maigres possessions, et ne « sortent » dans la ville que la nuit tombée, allant chercher quelque subsistance dans les (innombrables) poubelles, ou tentant de récupérer les pièces égarées au pied des distributeurs de boisson. Certains récupérent les canettes vides ou les bouteilles en plastique en échange de petites sommes. Ils ne mendient pas.

A ce qu'il paraît, de temps en temps, des organisations humanitaires font des « raids » sur les villages de cartons, afin d'en réunir la population pour la soigner et la laver. Ensuite, on place ces personnes sur des chantiers où ils perçoivent un (maigre) salaire quotidien pour des tâches de manutention ... ceci, le temps qu'ils reprennent leur « liberté » et qu'ils repartent vers les parcs ou les tunnels reprendre leur vie d'errance.

Quant aux (rares) tentatives de réinsertion d'un gouvernement qui a longtemps préféré fermer les yeux sur le problème, elles n'ont pas vraiment été couronnées de succès. En 1998, sur les 135 personnes recueillies dans des foyers, seuls 47 avaient réussi à trouver un travail stable.

Pourtant, au détour d'un bosquet d'arbres, on découvre parfois çà et là les signes d'une vie plus ordinaire – telles ces quelques chemises suspendues à des cintres pour éviter qu'elles ne se froissent, flottant dans le vent sous le toit en métal d'un abri en plein Parc de Yoyogi. On raconte aussi que certains de ces sans-domiciles sont en fait des exilés volontaires, cherchant à disparaître pour échapper à leurs créanciers, et que quelques-uns possèderaient encore voiture et appartement sans pouvoir en profiter pour autant.

Qu'elle soit revêtue d'un parfum de romanesque ou qu'elle soit beaucoup plus simplement commune et humaine, la misère n'est pas vue d'un bon oeil au Japon, à en juger par les déclarations malheureuses de madame le gouverneur d'Osaka (« la qualité de vie a baissé dernièrement, il y a beaucoup trop de clochards et d'étrangers »).

De son côté, choisissant de situer son oeuvre dans le Tôkyô des quartiers défavorisés, Matsumoto Taiyô compose un poème en image, une ode à ce petit peuple des rues sombres duquel le Japon qui réussit préfère détourner son regard. Délaissant les façades glaciales des villes nouvelles, Matsumoto célèbre l'âme de ces petits villages dans l'ombre qui sont aussi Tôkyô. Et lorsque l'on se promène à la nuit tombée au milieu des buildings démesurés du quartier des affaires, lorsque l'on découvre cette ville désertée et inhumaine qui est sensée représenter le Japon de demain, on finit par trouver, comme Matsumoto, que le béton est bien amer ...
 
[Matsumoto Taiyô est l'auteur de Amer Béton, Frères du Japon, Le Printemps Bleu, qui ont été publiés en français par les éditions Tonkam]