karoshi 49 : mise en boite

L'été approche, et si la saison des pluies est encore à venir, la chaleur s'est déjà installée sur la capitale de l'Archipel. Les t-shirts sont de sortie, les ombrelles fleurissent et la mode du dos nu pour les demoiselles est en train de s'imposer comme une valeur sûre des mois à venir à Shibuya. Quant à nous, nous commençons à suer à grosses gouttes.

La déshydradation guettant, il n'y a bien que deux solutions pour lutter activement. La première, c'est de rester bien sagement au bureau ou chez soi, d'enfiler un bon pull et de passer la journée à pester contre la climatisation qui ne connait pas de juste milieu entre « froid sibérien » et « souffle saharien ». La seconde solution, c'est de se résoudre à affronter la chaleur et, à l'occasion, de soulager ses poches distendues en utilisant un peu de la monnaie qui s'y trouve dans un distributeur de boisson.

L'occasion ne manque pas, d'ailleurs – les distributeurs sont partout. Sur le chemin qui me mène de chez moi à la plus proche station de métro, j'en croise pas moins d'une dizaine sur moins de cinq cents mètres. Ceci dit, à la fin de l'année dernière, la population totale de distributeurs de boisson dépassait les deux millions et demi de machines ... soit une machine pour moins de cinquante habitants. On comprend qu'il faut vraiment y mettre de la mauvaise volonté pour ne pas réussir à en trouver quelques-uns près de chez soi.

Je dis quelques-uns, car les distributeurs ont l'habitude d'adopter un comportement grégaire, choississant de se réunir en groupe plutôt que de se tenir isolés. Si l'on tombe souvent sur de petites congrégations de deux ou trois machines à l'écart des grandes artères, on trouve aussi parfois de grands alignements d'une douzaine de distributeurs non loin des centres névralgiques de la métropole.

Que ceux qui s'interrogent sur l'utilité de tels rassemblements soient rassurés : la prolifération des machines n'a d'égale que la multitude de boissons diverses et variées qu'elles proposent, laissant le consommateur face à un épineux dilemme. Du soda au thé glacé en passant par les jus de fruits et la soupe au maïs (chaude, heureusement), il y en a pour tous les goûts ... et pour toutes les soifs.

Si l'on reconnait sans difficulté les livrées rouge et bleue des frères ennemis Coca et Pepsi, il faut bien avouer que l'on reste perplexe devant une bonne partie des marques décidément made in Japan. On se régalera donc d'avance en considérant un Bikkle (boisson fruitée et lactée), on salivera en se préparant à déguster un Milouge (soda parfumé yaourt), et l'on ne saura résister à l'appel du Calpis – boisson à base de lait, à ce qu'il parait, et dont le nom se prononce à peu près « Cow Piss », pour le plus grand plaisir des anglophones.

Mais le prix de la marque la plus étrange revient sans conteste au Pocari Sweat (littéralement, « Transpiration de Pocari »), sorte de limonade à peine gazeuse et légèrement sucrée. Je ne sais pas quelle petite bête peut être le Pocari, mais je l'imagine très bien en train de courir dans une petite roue, dans une atmosphère surchauffée, au-dessus d'un bac prêt à recevoir la précieuse sudation. Bien sûr, vous vous en doutez, le Pocari Sweat rencontre un franc succès – la preuve en étant qu'il est toujours présent dans les distributeurs.

Car la concurrence est bien rude. Combien de boissons nouvelles avons-nous vu débarquer fièrement à grand renfort de battage publicitaire, pour disparaître à la saison suivante, ne laissant qu'un vague souvenir (parfois) ému ? Ainsi, Fanta s'obstine à proposer chaque année un nouveau parfum pour tenir compagnie aux indéracinables Fanta Orange (pas terrible) et Fanta Raisin (à éviter). Fanta Pêche, Fanta Melon et l'actuel Fanta Pomme (dans son appétissante canette vert fluo et blanc) perpétuent ainsi la tradition du « tout artificiel », au goût soigneusement établi par des chimistes qui n'ont jamais vu que des photos du fruit en question, et encore.

Mais le monde cruel des boissons en boite devient véritablement impitoyable lorsqu'il s'agit de café. « Du café en boite, sacrilège ! » vont sans doute hurler les puristes. « Que nenni, répondrai-je, il y en a du bon ! ». Du bon, à condition de trouver son bonheur dans les dizaines d'arômes proposés par la demi-douzaine de marques présentes sur le marché – la passionnante Can Coffee Database, en japonais, recense actuellement 274 arômes différents.

Suivant ses goûts, on optera donc pour un Black (sans lait ni sucre) ou un Milk Coffee, on choisira de tenter l'aventure avec un Mocha Kilimanjaro ou de jouer la prudence avec un Café La Mode, à moins que l'on ne préfère se détendre en dégustant un Relax Coffee.

Malheureusement, tous ces délicieux parfums ne sont généralement disponibles qu'à une seule température, variable en fonction de la période de l'année : durant les cinq mois les plus frais, il est parfois difficile de saisir la canette sans se brûler les mains, alors que pendant le reste de l'année il faut se contenter de consommer son café ... glacé. Pas désagréable pour se désaltérer en milieu d'après-midi, mais toujours un peu ardu au réveil.

D'aucuns verront là la négation des petits bistrots, lieux de rencontre et de discussion, au profit d'un processus déshumanisé et mécanique. Mais même les distributeurs peuvent avoir de l'humour, et sans compter les nouvelles expériences gustatives qu'il occasionne, l'achat d'une canette peut prendre un aspect ludique et sympathique.

Ainsi, à Shibuya, non loin du Seibu, on trouve un panneau géant portant l'incroyable Pepsi Man, le héros bodybuildé en collant qui est l'objet d'un véritable culte au Japon. Et, juste au pied de cet immense panneau, il y a un distributeur de boissons. Choisissez un Pepsi, et le panneau géant affiche « Pepsi Win! ». Bien entendu, l'achat d'une toute autre boisson affichera « Pepsi Lose! ». Mais en ce qui me concerne, je gagne toujours. L'été sera chaud, et il faudra bien ça pour tenir ...