karoshi 16 : nevermore

Lorsque l'on décide de vivre dans une ville de plus de dix millions d'âmes, on doit se préparer à quelques menus inconvénients : entre autres, le loyer exhorbitant, la regaine quotidienne métro-boulot-dodo, et ... la cohabitation forcée avec les dix millions d'âmes mentionnées plus haut, lesquelles semblent prendre un malin plaisir à vous bousculer, quand elles n'essayent pas de vous éborgner à grands coups de parapluie. Rajoutons là-dessus que les règles de la politesse ne s'appliquent visiblement pas à ce type d'agression – n'espérez même pas un regard contrit, vous n'existez pas, c'est tout – et vous comprendrez que Tôkyô un jour de pluie, c'est vraiment terrible. Et en plus, il fait froid.

Vous me direz, c'est plutôt normal, c'est tout juste le début du mois de Mars, le printemps n'a pas encore eu le temps de pointer le bout de son nez, et si l'été avait semblé jouer les rappels en Novembre, l'hiver a visiblement décidé de nous rappeler qu'il est là et bien là, et qu'il faudra compter avec lui. Il fait donc gris sur Tôkyô, et une fine bruine tombe sur la ville. Et pour couronner le tout, là-haut, perchés dans les pylônes emmêlés de câbles, les corbeaux lancent leurs cris lugubres au fil du vent.

Paris et Londres ont leurs pigeons, Tôkyô a ses corbeaux – Karasu, dans le dialecte local. C'est avec une indifférence teintée de fatalisme que les Japonais parlent de cette calamité supplémentaire – après tout, entre les typhons et les tremblements de terre, on ne voit plus trop ce qui pourrait les déranger. Et d'expliquer sur un ton neutre que, durant l'hiver, il arrive que le sol gèle et que les corbeaux aient du mal à trouver de quoi se nourrir. Alors, ils peuvent devenir agressifs, et il vaut mieux faire attention.

Merci du renseignement, j'étais déjà très prudent, maintenant je suis complètement rassuré. Surtout que, plus d'une fois, j'ai eu l'occasion de rencontrer une des bestioles en question de (beaucoup trop) près, alors qu'elle choisissait son petit déjeûner dans l'un des monceaux de sacs poubelles qui émaillent les trottoirs Tôkyôites au petit matin – et je peux vous assurer que l'on en mène pas large.

Imaginez un monstre en plumes noires, armé de plus d'un mètre d'envergure et de sept ou huit centimètres d'un rostre acéré. Un monstre contre lequel tout a déjà été essayé – sans succès. Epouvantails, poisons, campagne d'abattage, rien n'y fait. La bête est bien trop maline pour succomber à de tels stratagèmes, et le régime riche en protéines qu'elle trouve dans les ordures japonaises lui permet de voir sa population croître régulièrement : il y aurait actuellement entre vingt et trente mille corbeaux à Tôkyô.

On pourrait croire que volatiles et bipèdes auraient appris à cohabiter en bonne intelligence. Mais les bipèdes ont pris la mauvaise habitude de disposer de leurs déchets dans des sacs plastiques, ce qui est bien peu pratique pour se nourrir. Le corbeau se voit alors obligé d'attaquer la chose à coups de bec, et de répendre son contenu sur le trottoir pour pouvoir tranquillement faire son choix. Et si les bipèdes s'avisent de protester, quelques mouvements d'ailes menaçants suffisent à les tenir à distance.

Mais non contente de faire peur aux passants, la bestiole est taquine et loin d'être bête. Il parait que, pour s'amuser, les corbeaux lachent des pierres sur les toits. Qu'ils volent les balles de golf, histoire de s'amuser aux dépens des joueurs. Qu'ils vont jusqu'à placer des noix sur le passage des voitures pour en briser la coquille. Et l'on dit que si jamais vous veniez à agresser un corbeau (personnellement, ça ne me viendrait jamais à l'idée), il vaudrait mieux pour vous de déménager plutôt que de vous risquer dans les rues de Tôkyô.

Enfin, de temps en temps devant la gare de Shinjuku, on peut voir un clochard exhiber un corbeau mutilé à qui il a appris quelques tours, glanant dans l'opération quelques piècettes. Les ailes brisées, sautillant gauchement d'une patte sur l'autre, le monstre terrifiant n'est plus que l'ombre de lui-même, une ombre sur laquelle on vient exorciser sa peur avec vengeance – oubliant un instant les autres, qui continuent à tourner dans un ciel gris et froid.

Mais comme pour tout le reste, on se fait une raison. On s'habitue. Et à ceux qui, s'inquiétant pour mon confort, me demandent si Tôkyô n'est pas une ville trop bruyante, je peux leur répondre sans hésiter que oui, qu'en dehors des zones de commerces, c'est plutôt calme. D'ailleurs, le matin, à défaut d'oiseaux, ce sont les corbeaux qui me réveillent.