karoshi 17 : la double vie de takeshi

Il y a quelques années, il suffisait d'allumer la télévision vers 17h pour s'offrir à domicile une bouffée de dessin animé en direct du Pays du Soleil Levant – on ne comptait plus les séries emplies de sexe et de violence, qui allaient bêtifier et corrompre les esprits sans défense de toute une génération de bambins.

D'ailleurs, tous les matins au réveil, je peux contempler dans la glace les dégâts causés par ces heures passées devant le petit écran. Enfin, « dans la glace », façon de parler – il faut que je me baisse un peu pour réussir à me voir en entier, ce qui me rappelle donc, tous les matins, qu'à cause de ces infâmes dessins animés, je suis au Japon.

Je parle au passé de cette époque bénie où Candy, Albator et autres Goldorak étaient les stars de nos chères têtes blondes, car il faut bien reconnaître qu'aujourd'hui, grâce aux quotas de diffusion, on a coupé court à l'impérialisme télévisuel nippon. Désormais, pour entendre parler du Japon et des Japonais, il faut une bonne catastrophe ou un petit coup de crise économique – à la rigueur le décès d'un grand cinéaste comme Akira Kurosawa.

Ou le Festival de Venise. Si, si, souvenez-vous. Il y a deux ans, le Lion d'Or était attribué à un film Japonais, que vous avez peut-être vu. Son titre ? Hana-bi. Hana-bi est le septième film de Takeshi Kitano, acteur-réalisateur que l'on a découvert dans Furyo il y a bien longtemps, et qui depuis a signé quelques bobines saluées par les critiques, comme Sonatine ou Kids Return.

Entre nous, c'est un nom à placer dans une conversation pour se faire mousser, et heureusement (vu qu'il vaut mieux avoir vu ce dont on parle) ses films sont généralement plus intéressants que le cinéma d'art et d'essai finlandais, muet et tourné en caméra fixe avec deux acteurs et un chien mort.

Bien sûr, lors de mes conversations avec les japonais, je n'ai pas manqué de faire valoir mon intérêt pour la culture nippone – en évitant le sujet sans doute trop puéril des dessins animés. Autre raison pour ne pas évoquer les stars du Club Dorothée, le simple fait que la plupart des séries diffusées en France ont au Japon un nom radicalement différent, voire carrément imprononçable, et que la tentative de mise en valeur a des grandes chances de ne pas avoir l'effet escompté lorsque l'on découvre que seul Candy évoque quelque chose auprès de son interlocuteur (pour les curieux, Albator en version japonaise, c'est Uchû Kaizoku Captain Harlock, Ken le Survivant devient Hokuto no Ken, et Les Chevaliers du Zodiaque se prononcent Saint Seiya. Quant à Dragon Ball, ça reste Dragon Ball. Facile).

On pourrait parler de littérature, mais là, c'est pire. Sorti du Pavillon d'Or de Mishima, on se retrouve en pleine terra incognita, et l'on se demande bien de ce que l'on a pu faire durant l'année du Japon en France pour accumuler une telle inculture. A défaut de mieux, nous voilà donc parti sur les terres cinéphiliques, et pour éviter de paraître trop poussiéreux avec les grands classiques (Osu, Misoguchi ou Kurosawa), on sort son (seul) atout moderne, Takeshi Kitano. Et là, consternation, les japonais ne connaissent pas. Depardieu, oui, Kitano, non. Dingue.

Comme la conversation sur Depardieu a de grandes chances de dévier sur l'évolution de son tour de poitrine, sujet passionnant s'il en est, on préfèrera s'attarder sur l'affaire Kitano. En fait, un peu de recherche permet d'élucider le mystère – et une fois de plus, c'est bien simple, il suffit de connaître le « bon » nom. Car au Japon, Takeshi Kitano s'appelle ... « Beat » Takeshi. Et soudain, on fait le lien avec ce « Beat » Takeshi aperçu à la télévision la veille, et dont le visage évoquait vaguement quelque chose.

D'ailleurs, il est difficile de ne pas l'avoir vu dans l'une des nombreuses émissions qu'il anime sur trois chaînes différentes, avec un record personnel de 8 talk-shows hebdomadaires simultanés. On remarque bien vite aussi que « Beat » Takeshi est à des lieues de l'image que l'on se faisait de Kitano Takeshi : bouffon aux déguisements outranciers, pitre à l'humour consternant, bref un individu raffiné qui suinte la distinction par tout les pores.

L'une des images fortes qu'il me reste de « Beat » Takeshi, c'est à l'occasion du Nouvel An 1998 : habillé en geisha mais arborant une élégante moustache en brosse à dents, il s'amusait à torturer quelques animaux (entre autres, une écrevisse qu'il plongeait dans de la peinture blanche pour lui donner un visage de circonstance, et une pieuvre qu'il tentait de ligoter sur une planche en bois), et ce afin de leur faire souhaiter la bonne année à un public visiblement ravi.

Dans une interview à l'occasion du Festival de Cannes 1998, Kitano Takeshi expliquait que c'était parce qu'il faisait le pitre à la télévision qu'il arrivait à faire ses films à la fois personnels et désespérés – des films dans lesquels le personnage principal finit souvent par se suicider. C'est là sans doute qu'il faut chercher la raison de ce dédoublement étrange, entre l'animateur aux habits de clown et le réalisateur que l'on aperçoit rarement au détour d'un flash d'information, visage grave et blazer sombre.

Et entre son rire gras et sa détresse noire, on finit par se demander quel est le masque.