karoshi 64 : image de marque

Après avoir passé quelques jours au Japon, on remarque un phénomène amusant. Si les occidentaux sont peu nombreux dans la rue, il y a pourtant un je-ne-sais-quoi, que ce soit la taille ou la tenue vestimentaire, qui fait que le regard les isole sans coup férir dans la foule la plus compacte. C'est presqu'involontaire, mais ça ne rate jamais.

Tenez, moi-même, depuis plus d'un an, tous les matins, j'aperçois Brad Pitt. Et je le repère de loin. Bon, ce n'est pas le « vrai » Brad Pitt, en chair et en os, mais plutôt trois Brad Pitt de papier d'environ deux mètres de haut, qui s'affichent fièrement juste en face de l'endroit où je travaille. Impossible de passer à côté, tous les matins, Brad Pitt est là, fidèle au poste. Le magasin s'appelle Evance, et possède un slogan imparable : « Nothing but Rolex ». Pas de doute, monsieur Pitt est un homme de goût.

Mais sachez que dans la vie de tous les jours, le beau Brad est beaucoup plus décontracté que ces photos (un peu tristounettes) le laisseraient croire. Finis la chemise blanche et le blazer noir archi-classiques, on est quand même plus à l'aise en jean – et pas n'importe quel jean, un jean « Edwin ». Ainsi, à la télévision, on voit Brad Pitt en jean Edwin qui fait la vaisselle, Brad Pitt en jean Edwin qui se brosse les dents, Brad Pitt en jean Edwin qui boit du jus d'orange, Brad Pitt en jean Edwin qui prépare sa valise – remplie à ras bord de jeans Edwin, bien sûr. Parfois même, Brad Pitt est tellement content de porter un jean Edwin qu'il pousse la chansonnette en s'accompagnant à la guitare : « Go Maru San ... ». (503, en Japonais, soit – quelle coïncidence ! – le modèle que porte le chanteur amateur)

C'est d'ailleurs un peu perturbant de voir qu'à l'écran, il y a souvent deux Brad Pitt en jean Edwin, un bien propre sur lui et un qui a l'air de sortir du lit, les cheveux en bataille et la barbe un peu rêche. A croire qu'on ne se limite plus à cloner les brebis écossaises, mais aussi les acteurs américains.

Mais si je suivais depuis pas mal de temps les tribulations de Brad Pitt (et de ses jeans Edwin), ce n'est que tout récemment que j'ai découvert qu'il avait, lui aussi, à affronter les photocopieuses récalcitrantes. J'avais cru entendre dire que Brad Pitt était acteur à Hollywood, mais visiblement il travaille dans un bureau avec un costard-cravatte, des ordinateurs gris et des photocopieuses récalcitrantes. Un peu comme moi, quoi.

Sauf que quand j'ai des problèmes avec la photocopieuse, je me mets du noir plein les doigts avant d'appeler le réparateur. Quand Brad Pitt a des problèmes avec sa photocopieuse, il la balance dans l'escalier et se boit un café. Question de style, j'imagine. De toutes façons, même quand il prend le métro pour aller au bureau, il boit aussi un café. Mais pas n'importe quel café, un café « Root » dans sa canette à la forme particulière. Ben oui, Brad Pitt, ce n'est pas n'importe qui, non plus.

C'est dingue, tout de même, ce qu'on apprend sur la vie des stars en regardant la télévision japonaise. Ainsi, Bruce Willis carbure au café Georgia, Tiger Woods préfère le café Wonda, Meg Ryan discute en japonais en buvant du thé Nohohon, Leonardo di Caprio règle ses achats avec une carte de crédit Orico avant de monter dans son Suzuki Wagon-R, et Erwan McGregor et Cameron Diaz encouragent les japonais à aller étudier l'anglais chez Aeon.

(Notez que les Français sont également représentés par notre Jean Réno national, qui boit du café Break, assaisonne sa salade avec la vinaigrette Fundokin, et se requinque après l'effort avec du Pocari Sweat. Non, pas de quoi en être fier ...)

Vous vous en doutez bien, tout ceci n'est pas par conviction personnelle et désintéressée. Vous êtes célèbre, vous avez un film qui va bientôt sortir au Japon, vous avez besoin d'un peu d'argent de poche ? Pas de problème, les publicitaires japonais sont là pour vous. D'accord, ce ne sera pas (et de loin) le rôle de votre vie, vous risquez même d'être un chouïa ridicule, mais un yen est un yen, et pour tout juste trois jours de boulot, ce serait bête de passer à côté. Selon un article de Forbes en Mars dernier, chaque spot rapporterait entre un et trois millions de dollar à la star incriminée. Je ne sais pas pour vous, mais à ce prix, je suis prêt à changer de marque de café.

Curieusement, pourtant, tous ces « beautiful people » ne semblent pas tirer une fierté immense de leurs agissements de ce côté-ci du Pacifique, et exigent souvent que les spots en question ne soient jamais diffusés en dehors de l'Archipel. Il est vrai qu'après avoir vu Arnold Schwarzenegger en perruque se faire mettre en boite (littéralement) dans une caisse estampillée Direct TV, la crédibilité de Conan le Barbare peut en prendre un coup dans l'aile.

Il leur arrive même d'être particulièrement susceptibles, comme a pu le découvrir le site Gaijin-A-GoGo, qui avait justement fait le jour sur cette sombre affaire. Menacé à plusieurs reprises par les avocats de grands groupes publicitaires japonais bien décidés à protéger la « propriété intellectuelle » de leur client, le site s'est vu obligé de retirer de son menu quelques-unes des pièces les plus compromettantes. Heureusement, l'Internet est vaste et un petit tour du côté de Japander vous permettra de trouver tout une sélection de « vendus » à la cause japonaise, y compris la fameuse mise en boite.

En ce qui me concerne, à l'instar de Julia Roberts et Michelle Pfeiffer, je reste farouchement attaché à ma « propriété intellectuelle », et j'ai donc réussi à rester sourd aux offres myrifiques des sirènes publicitaires nipponnes. Donc ne me cherchez pas dans ces pages, en train de vanter les mérites de telle ou telle boisson en canette, je n'y suis pas. Tout du moins, pas encore ...