karoshi 63 : cinéma, cinémas

Il y a des moments où l'on doute. Où ce que l'on pensait acquis jusque là se retrouve soudainement remis en question. Des moments où les choses ne font plus sens, et où l'on ouvre un regard incrédule sur la réalité qui se présente à nos yeux. Ainsi, j'avais longtemps cru que le sport national Japonais était à choisir entre le sumo, le judo ou éventuellement le karaté. Bref, quelque chose de bien asiatique, avec des types en pyjama en train de se faire des courbettes avant de passer à l'action. Et pourtant.

Pourtant, chaque fois que je rentre chez moi, le soir, et qu'après un repas frugal je profite d'un moment de détente devant mon poste de télévision, il faut bien se rendre à l'évidence que ces nobles arts martiaux ne sont rien face au base-ball – « America's favorite pasttime », comme on l'appelle outre-pacifique. Il y aurait même de quoi faire une overdose, avec un match quotidien (sauf le Lundi) et l'importance démesurée qui est donnée à ce sport dans les informations. Alors, en ce qui me concerne, chaque fois que je tombe sur du base-ball, c'est plus fort que moi : je zappe.

Mais bon, voilà, je suis devant la télévision, il faut bien que je regarde quelque chose. Déjà, cette saison, je n'ai suivi aucun des inévitables dramas, ce qui fait que les derniers épisodes m'intéressent bien peu. Ensuite, même si les talk-shows et les émissions débiles sont amusantes un temps, on aimerait parfois avoir droit à quelque chose d'un peu plus culturel. Il y aurait bien les émissions de la NHK éducative, si celles-ci ne s'appliquaient pas à donner une nouvelle définition au concept d'« ennuyeux ». Tiens, si je me regardais un petit film, pour une fois ?

Lundi, Mardi, Mercredi, bienvenue dans un désert cinéphilique. Les seuls films que l'on peut trouver sont diffusés à 13h sur la 12, ou après 2h30 du matin. Comme l'après-midi je travaille, et que la nuit je dors, autant dire que c'est pratique.

Heureusement, les festivités commencent le Jeudi. Ce soir-là, en prime time à 21h, c'est TV Tôkyô qui s'y colle. Nippon TV prend le relais le lendemain, puis c'est Fuji TV le Samedi et enfin TV Asahi qui clôt le bal le Dimanche – un unique film chaque soir, autant dire que l'on a l'embarras du choix. Remarquez, après avoir tenté l'expérience une ou deux fois, on en vient à la conclusion que c'est peut-être mieux ainsi. Déjà que les films diffusés n'ont souvent rien du chef d'oeuvre, le massacre que leur font subir les chaînes de télévision réduisent à néant les quelques qualités qu'ils auraient pu avoir au départ.

Je tiens à le signaler tout de suite, je n'ai rien de personnel à l'encontre des oeuvres les moins connues de la filmographie de Chuck Norris, je ne vois rien à redire a priori aux films de série B avec des serpents géants et après tout, je ne suis pas obligé de regarder la quatrième rediffusion de Timecop (avec Jean-Claude Vandamme) en trois ans. Seulement, parfois, on aimerait qu'il y ait un juste milieu entre Les raisins de la colère (noir et blanc, 1940) et Cybertech Police Departement (couleur, 1996 – après en avoir regardé une demi-heure pour savoir ce que c'était, j'en ai conclu que la curiosité était un vilain défaut).

Ensuite, à moins de posséder une télévision multicanal (permettant de suivre le film avec les voix originales), il faut endurer la version doublée en Japonais. Ceci dit, avec les versions originales, il y a toujours la possibilité de tomber sur des américains avec un accent à couper au couteau, très « couleur locale » mais malheureusement inintelligible. Avec la version japonaise, le problème est résolu ! Tous les doublages sont systématiquement réalisés avec la même demi-douzaine d'acteurs (en panne d'enthousiasme), ce qui permet de se retrouver très vite en terrain (auditif) familier – un rien monotone, mais il faut bien faire des concessions.

De plus, non contente d'offrir du « easy-listening », la télévision japonaise va plus loin et propose également du « easy-viewing », avec de nombreuses pauses ménagées pour le confort du spectateur. Curieusement, une fois rajoutées les vingt minutes de publicité obligatoires, tous les films durent exactement deux heures, et s'intègrent harmonieusement dans la grille de programmation. A moins d'un match de base-ball un peu trop long (mais le base-ball, c'est sacré), les magnétoscopes ont le travail facile.

Bien sûr, ce miracle ne s'opère pas sans quelque menu sacrifice, et outre les génériques qui passent systématiquement à la trappe, il arrive que certaines scènes soient (malencontreusement) laissées de côté au cours de ce remaniement horaire. On y perd un peu au niveau du déroulement de l'histoire, mais au moins, les spots publicitaires sont en version intégrale. On ne peut pas tout avoir.

(Note au passage : jusqu'à l'année dernière, il n'y avait rien à redire à la soirée du Dimanche. Sur TV Asahi, un sympathique vieux monsieur, passablement tremblotant mais animé de bonnes intentions, s'entêtait à dévoiler toute l'histoire en guise de présentation du film qui allait suivre. On pouvait ainsi zapper à loisir, voire même éteindre son poste et faire autre chose sans avoir l'impression d'avoir raté quoi que ce soit. Malheureusement, ce petit monsieur est décédé depuis, et les films du Dimanche soir ont repris un peu de leur mystère)

Alors oui, pour les spectateurs exigeants, reste la solution de s'inscrire à un vidéo-club, et d'inviter soi-même le grand écran à venir faire une apparition sur le petit. Mais outre le fait que, dans le cas de mon poste de télévision, « petit écran » n'est pas seulement une expression consacrée mais une triste réalité, ce serait faire une croix sur tout ce qui fait la magie d'une soirée au cinéma.

Entrer dans la salle, choisir son fauteuil (ni trop loin, ni trop près, plutôt au milieu), s'installer confortablement, se mettre en condition avec les bandes-annonces et les publicités, sentir la pression qui monte durant les quelques minutes où la salle est à nouveau éclairée, puis retenir son souffle et plonger avec délice dans l'obscurité annonçant le début du spectacle – pour moi, ce n'est pas seulement le grand écran qui fait la différence, mais bien tout ce rituel immuable dont je savoure chacune des étapes, et dont le film ne représente finalement qu'une partie.

Pourtant, il m'a fallu bien longtemps avant de me décider à aller tester les salles obscures japonaises. Il faut peut-être mettre cela sur le compte de la programmation, qui se cantonne la plupart du temps aux super-productions hollywoodiennes, six mois après leur sortie américaine – le tout fortement relayé par la télévision, à grand coup de bandes-annonces et d'interviews de super-vedettes.

Peut-être faut-il encore accuser le petit nombre de salles de cinéma disponibles, pour nous qui connaissons l'opulence de la Ville de Lumière (à ce titre très justement nommée). En effet, en 1999, le Japon comptait tout juste 2,221 salles, alors que la France pouvait profiter de 4,659 écrans – soit quatre fois plus à population égale.

Peut-être faut-il enfin blâmer les séances pas toujours très adaptées à mes horaires de travail, avec la dernière projection autour de 18h, sauf le week-end, où une séance supplémentaire est rajoutée autour de 21h.

Mais pour sûr, il est un facteur qui a pesé bien lourd dans la balance : le prix. Car au Japon, la place de cinéma se monnaye (chèrement) autour des 1,800 yen (environ 90F) et ce, à moins de pouvoir bénéficier de la réduction étudiante, qui ramène l'entrée au prix plus raisonnable de 1,500 yen (pas loin de 75F). Soyons honnête, il y a bien des séances aux prix massacrés (1,000 yen, ou 50F), mais encore faut-il pouvoir aller les dénicher – première séance de la journée, premier Mercredi du mois le matin, ou encore journée spéciale pour les filles, bref mon billet est toujours plein tarif.

Heureusement, une fois passés les guichets, les choses redeviennent plus familières. On retrouve les mêmes couloirs, les mêmes moquettes, les mêmes portes et les mêmes fauteuils. Il y a bien quelques particularités typiquement japonaises, mais elles font tellement partie de notre vie quotidienne qu'on n'y prête plus tellement attention.

Ainsi, on remarque à peine que la salle à laquelle on accède se trouve au quatrième étage d'un immeuble dans lequel on trouve aussi un salon de beauté, un magasin de mode et une salle d'arcade avec café attenant. On écoute d'une oreille distraite la longue annonce au micro expliquant les règles de conduite à suivre assorties de formules de politesse interminables. Et c'est tout juste si l'on hausse le sourcil lorsque la projection débute avec le plan de la salle et les consignes d'évacuation en guise d'introduction.

Les habitudes sont un petit peu plus bousculées ensuite, puisque les publicités viennent en premier, avant les bandes-annonces. Mais même si je reste toujours un rien perplexe devant la présentation d'un film coréen sous-titré en Japonais, la magie du cinéma est déjà à l'oeuvre. Et quand, pour finir, on passe directement des « entrées » au « plat de résistance », c'est tout juste si je m'attarde sur cette dernière surprise. Chut, ça commence ...