karoshi 62 : en piste !

Février touche tout juste à sa fin, et pourtant il flotte déjà comme un air de printemps sur Tôkyô. Les pêchers commencent à fleurir, portant la promesse du retour prochain des beaux jours. Pour un peu, on serait tenté d'aller faire un tour dans le parc voisin, pour s'allonger sur l'herbe et se laisser aller à une après-midi de farniente.

Quant à moi, suivant un raisonnement dont la logique m'échappe encore, j'ai préféré occuper mon dernier week-end à affronter les éléments à l'autre bout du Japon, à me lever aux aurores et maltraiter mes muscles endoloris dans le froid et sous la neige – le tout, le sourire aux lèvres. Pour la première fois, je suis allé skier au Japon.

Et pour le coup, autant bien faire les choses. Plutôt que de nous contenter d'un banal Nagano, à tout juste deux heures de train de Tôkyô, nous avons préféré partir à l'aventure et nous embarquer pour Hokkaidô, la grande île située tout au nord du Japon. Et même si l'enthousiasme du départ n'est pas forcément très visible sur nos visages quand nous nous retrouvons vers 7h du matin pour nous rendre à l'aéroport, tout va beaucoup mieux quand, deux heures d'avion et trois heures de bus plus tard, nous sommes à pied d'oeuvre, à Niseko.

C'est d'ailleurs l'occasion de vérifier que les images que nous montre la télévision chaque année ne sont pas truquées : il y a de la neige à Hokkaidô, et pas qu'un peu. Vous pouvez vous en rendre compte par vous-même en consultant la webcam de la station (sont par ailleurs indiqués, en haut à droite, la température, la hauteur de neige et la vitesse du vent en haut et en bas des pistes).

Si la durée du voyage donne l'impression de se retrouver au bout du monde, ce n'est pas pour autant que la station est déserte – au contraire, comme ailleurs, on fait la queue pour monter dans le téléférique qui va nous mener en altitude. Premier contact avec la neige, mais également découverte du mode d'emploi du passe magnétique qui nous sert de forfait. Au premier abord, l'idée n'est pas mauvaise, il suffit de le présenter à la borne détectrice afin qu'elle nous autorise à utiliser la remontée. Malencontreusement (et faute de mieux), nous avons tous glissé le passe en question dans la poche ventrale de la combinaison, ce qui fait que chaque ascension est l'occasion d'une longue étreinte avec la machine, où la sensualité cède le pas au ridicule.

Une fois sur les pistes, il y a déjà moins de monde, mais il reste bien à faire pour pouvoir profiter du silence de la montagne sous son grand manteau blanc. En effet, l'on a beau être à l'autre bout du Japon, ce n'est pas pour autant que l'on réussit à échapper à l'emprise des téléphones portables. Il y a de quoi être surpris quand on reçoit un appel sur un télésiège, mais l'on s'adapte rapidement, et même s'il n'est pas toujours facile de répondre lorsque l'on est en train de dévaler la pente, il ne faut pas longtemps avant que l'on ne fixe le rendez-vous pour la pause de midi par messagerie interposée.

Mais s'il est aisé de faire la sourde oreille aux appels de son téléphone, difficile d'ignorer les haut-parleurs éparpillés sur les pistes qui diffusent de la musique du matin au soir, ce qui permet de se tenir au courant des derniers tubes du hit-parade japonais. Notons que quelques pauses sont ménagées dans la programmation, afin d'informer les honorables clients du menu de tel ou tel restaurant d'altitude. Une prévenance dont on se passerait bien.

Enfin, les remonte-pentes divers et variés sont quasiment tous atteints de la maladie étrange qui frappe les machines de ce pays : ils parlent. D'une voix aigüe (qui se trouve d'ailleurs être la voix des distributeurs de ma banque), ils remercient les skieurs de leur faire confiance, et les préviennent lorsqu'ils arrivent en vue du terminus. Les annonces ressemblent tellement à celles que l'on entend tous les jours dans le métro tôkyôite que l'on se prend même à attendre la liste des correspondances. Pour le dépaysement, c'est un peu raté.

Ceci étant, ce n'est pas le seul reproche que j'aie à faire aux télésièges japonais. Il est vrai que certains d'entre eux bénéficient du confort dernier cri, avec le garde-fou qui s'abaisse automatiquement, ainsi qu'une bulle de plexiglass protecteur – bien agréable lorsqu'il fait moins quinze et qu'un vent mordant s'acharne à vous transpercer jusqu'aux os.

Rien à redire non plus sur le service. Armés d'une balayette, les préposés au départ s'activent à chaque passage afin que votre honorable postérieur ne rencontre pas de neige sur le siège. L'honorable postérieur en ayant vu d'autres (et oui, quand on tombe, c'est généralement dans la neige), on dira que c'est l'intention qui compte.

Par contre, je dois bien avouer que certains dispositifs ne m'inspirent guère confiance, qu'ils soient particulièrement peu pratiques ou carrément dangereux. Ainsi, on pourra citer ce tire-fesses pour le moins étrange, qui ne vous propose pas de vous assoir mais de vous tenir à bout de bras à une hampe de plastique, le cable courant au niveau de votre épaule. Non seulement fatiguant, mais instable de surcroît.

Néanmoins, la palme revient sans conteste à tous ces télésièges sans garde-fou, dont on ne peut que frémir à l'idée qu'un peu de curiosité mal placée ne fasse se pencher de trop un passager malheureux, précipitant sa chute quelques mètres plus bas. Sans même jouer les casse-cous, les oscillations du départ restent toujours une cause d'inquiétude. Les panneaux ornant les pylônes ont beau préciser qu'il est formellement interdit de se balancer ou de sauter (l'idée ne m'en serait jamais venue), l'on préfèrerait avoir quelque chose de plus concret à quoi se raccrocher.

Mais il en fallait plus pour nous arrêter. Et, au risque de notre vie, affrontant la rigueur des éléments, nous avons profité au maximum de notre séjour, skiant jusqu'au coeur de la nuit (21h), à la lueur des projecteurs, sur les pistes ouvertes en nocturne. Un rythme éprouvant pour les organismes, surtout le mien, assez peu préparé à cette débauche d'effort, vu mon activité sportive régulière – à peu près une fois par an, ce qui est régulier mais visiblement pas assez fréquent.

Heureusement, après l'effort, le réconfort. Et c'est à ce moment que l'on découvre véritablement les bienfaits du bain à la japonaise. Après s'être douché et nettoyé, on se glisse avec bonheur dans le bassin fumant, appréciant de pouvoir enfin reposer ses muscles endoloris. On se prélasse, on prend son temps, on profite de la convivialité du système pour discuter avec les copains en partageant une petite bière.

Le premier soir, d'ailleurs, nous avons l'occasion de constater que la convivialité ne se limite pas au bain, alors qu'une bande de papis en vadrouille débarque dans notre chambre pour partager avec nous le verre de l'amitié. Ils sont du pays, viennent là toutes les semaines et à en juger par le teint rayonnant de santé, ne prennent pas l'amitié à la légère. On discute, on trinque, on passe par l'inévitable séance photo, et les papis repartent comme ils étaient venus – un peu plus titubants, peut-être. Le lendemain, sur les pistes, la godille ne pose plus de problème.

Mais les meilleures choses ont une fin, et il faut rentrer sur Tôkyô. Pas de bronzage pour témoigner de notre aventure (le soleil s'est fait discret pendant ces trois jours), tout juste quelques bosses (avec une clavicule cassée pour le plus malchanceux d'entre nous) et beaucoup de courbatures. Et pourtant, dans le bus qui nous ramène à Sapporo, tout le monde a le sourire aux lèvres. Pas de doute, l'an prochain, on y retourne.