karoshi 56 : le revers de la médaille

J'imagine qu'en ce moment, il vous est difficile d'échapper à la folie olympique – pour ce genre d'occasion, les télévisions sont toujours prêtes à affronter les rigueurs du décalage horaire pour vous permettre de suivre l'événement dans son intégralité, même si (comme c'est le cas en ce moment) celui-ci se déroule à l'autre bout du monde. Et, pour les plus vaillants (ou les plus acharnés) d'entre vous, il reste toujours la possibilité de se lever aux aurores – ou de se coucher à des heures indues – pour pouvoir savourer les rencontres en direct.

Mais surtout, surtout, n'enviez pas ma situation nippone, à deux tous petits fuseaux horaires du Pays d'Oz ... car même si tout cela se passe chez nos (presque) voisins, fidèles à leur habitude, les médias japonais font preuve d'un nombrilisme sportif des plus incroyables ...

D'ordinaire, l'actualité sportive internationale se limite à suivre (de loin) quelques célébrités triées sur le volet, et à s'intéresser (de très près) aux évolutions des fils de l'Archipel, que ce soit lors des déplacements de l'équipe nationale ou des quelques exilés qui évoluent au-delà des mers.

Ainsi, le téléspectateur inquiet peut se rassurer régulièrement sur la santé des deux « pitchers » (« lanceurs » au baseball) qui évoluent en Amérique – et qui, au vu de leur embonpoint croissant, bénéficient d'un régime, sinon de faveur, du moins fort copieux. Quelques images en action, une flopée de statistiques, et voilà, on est rassuré, les petits gars portent haut le drapeau de la nation. (Pas de chance, préoccupés par la survie de leurs compatriotes en milieu hostile, les journalistes ont oublié de s'enquérir de quelques détails, comme le score final. Mais finalement, l'important c'est qu'ils aillent bien, alors on ne leur en veut pas trop.)

On ne s'inquiète pas vraiment pour Nakata Hidetoshi, le numéro 8 de l'équipe de football du Japon. Déjà, il est tellement présent dans les publicités qu'on en vient parfois à oublier que le monsieur joue dans un club italien. Mais chaque fois que l'AS Roma joue un match, on est au courant. Pour être plus précis, il faudrait dire que « chaque fois que Nakata joue un match, on est au courant ». Car, de l'AS Roma, il ne sera pas question – Nakata seul occupe la scène.

En effet, le résumé du match (dont on ignorera à peu près tout, du nom de l'équipe adverse au score final, en passant par la situation du club dans le championnat) se limitera à un long reportage sur Nakata à l'assaut du football italien, où l'on s'appesantira longuement sur la foulée de Nakata (qu'est-ce qu'il court bien ...), sur le coup de pied de Nakata (oh, que c'est bien envoyé !), ou encore sur le jeu de tête de Nakata (ah vraiment, Nakata, quel joueur ...). Que Nakata vienne à marquer, et l'on a droit au but sous toutes les coutures et sous tous les angles – et c'est d'ailleurs à cette occasion que l'on découvre que Nakata a des coéquipiers, dont le rôle principal semble être de le féliciter lorsqu'il marque. Ils sont quand même bien sympas, ces Italiens ...

Soyons positifs, les Jeux Olympiques apportent un peu de diversité dans le paysage sportif télévisuel nippon, habituellement rythmé par les parties de baseball et les tournois de sumo. Comme le disait Pierre de Coubertin, « l'important n'est pas de gagner, c'est de participer » – et force est de constater que les japonais participent, alors que l'on découvre les diverses disciplines au travers du filtre de la délégation nationale.

C'est d'ailleurs plutôt rafraîchissant de pouvoir suivre (dans son intégralité) l'épreuve d'haltérophilie féminine (catégorie moins de 58kg), un sport que l'on a (trop ?) rarement l'occasion de suivre à la télévision. Après avoir passé une bonne demi-heure à regarder deux japonaises souffler, grogner et faire les gros yeux sous les commentaires admiratifs des journalistes japonais envoyés sur place, on commence à se dire que c'est bien joli tout ça, mais que ce serait sans doute une bonne idée de passer à autre chose. Surtout que les demoiselles rentreront bredouilles.

Mais ce qui est finalement le plus étrange, ce n'est pas cet engouement d'un pays pour ses athlètes, qui touche toute les nations en pleine saison olympique, mais bien ce désintéressement complet de la compétition en dehors du sort de ses propres poulains – désintéressement qui atteint parfois des sommets surréalistes.

Tenez, pas plus tard que cette semaine, le Japon a gagné son second match dans le tournoi olympique, un match qui l'opposait à la Slovaquie. Nakata a marqué, Inamoto a marqué, on connaît le score final (2-1 en faveur du Japon), mais malgré les moult retransmissions des moments forts de la partie, je n'ai pas réussi à voir (ne serait-ce qu'une seule fois) le but slovaque. A se demander s'il a vraiment eu lieu.

Il faut se rendre à l'évidence, il n'y a bien qu'un seul sport qui échappe à cette règle et qui bénéficie de retransmissions moins chauvines : le Judo – sport japonais à l'origine, autant dire que la coïncidence est pour le moins curieuse.

Au fil des journées olympiques, on se retrouve ainsi à voguer d'épreuve en épreuve dans une curieuse compétition où la plupart des participants sont japonais, où l'on arrive deuxième sans qu'il y ait de premier, où parfois même aucune médaille n'est décernée ... mais où chaque explosion de joie nippone et chaque larme japonaise est dûment montrée, commentée et analysée.

Alors, au milieu de cette marée jaune, on est presque surpris d'entendre régulièrement un de nos compatriotes s'exprimer aux micros des journalistes, massacrant allègrement la langue de Shakespeare avec un accent franchouillard qui ne trompe pas. Mais voyez-vous, Philippe Troussier n'est pas n'importe quel français – c'est l'entraîneur de l'équipe de football du Japon, le Grand Gourou Blanc dont le nom est toujours prononcé avec une certaine vénération.

Entraînements, préparations et matches, toutes les occasions sont bonnes pour avoir droit aux impressions de « Troussier-kantoku », rythmant la progression de l'équipe dans le tournoi olympique. Et, pour le coup, on serait presque tenté d'encourager le Japon, histoire de pouvoir voir, ne serait-ce qu'une seule fois, un français gagner à Sydney ...