karoshi 51 : mauvais caractères ?

La semaine dernière, fatigué de voir mon ordinateur trop souvent jouer les têtes de mules et ne plus vouloir rien entendre, j'ai décidé de me lancer dans un grand nettoyage de printemps, et de repartir sur des bases saines. On efface tout et on recommence, littéralement. Une journée entière de bonheur complet, à farfouiller dans les configurations, à courir après les drivers manquants, et à « bien vouloir patienter pendant que Windows réinitialise ma machine ».

En temps normal, je suis à peu près capable de mener l'opération à bout, avec un peu de chance et beaucoup d'énervement. Mais la semaine dernière, j'avoue que j'ai honteusement délégué la chose à notre responsable réseau (pour ceux qui s'inquièteraient de la santé du patient, je touche du bois, tout marche et – apparemment – mieux qu'avant, ce qui ne cesse de m'émerveiller), passablement refroidi par l'idée d'affronter la litanie des menus « conviviaux » façon Microsoft, le tout en Japonais. Car, il faut bien le reconnaître, après bientôt deux ans passés au Japon, je ne sais toujours pas lire.

Vous n'ignorez peut-être pas que le système employé par les japonais pour l'écriture est particulièrement complexe. Dérivé du système chinois auquel se sont rajoutées quelques créations locales, il combine joyeusement idéogrammes et alphabets syllabiques. Petit détail qui fait toute la différence, les idéogrammes en questions se lisent de deux ou trois manières différentes suivant le contexte. Super.

Le résultat, c'est que confronté à un mot, on se retrouve immanquablement dans l'un des quatre cas de figure suivants :

(1) facile, je comprends ce que ça veut dire, et je sais comment ça se dit (rare) ;

(2) nh !? c'est nouveau, cette combinaison. Ça doit vouloir dire ça, mais aucune idée de comment ça se lit ;

(3) ah, je connais, je ne sais plus ce que ça veut dire, mais ça se lit comme ça ;
et le cas le plus fréquemment rencontré,

(4) pfff, j'y comprends rien, mais non, je ne sais pas comment ça se lit, j'en ai marre de ce système à la con, c'est décidé demain j'arrête.

Et même si l'on ne passe pas son temps à tenter de lire tous les panneaux que l'on rencontre dans la rue, il faut bien reconnaître que cette incommunication finit par peser. C'est comme si, d'une certaine manière, la ville entière vous signifiait que vous n'êtes qu'un étranger en transit, comme si, passivement, elle continuait de vous exclure. Ce n'est pas (seulement) que les mots soient différents, ils ne sont plus accessibles, ils n'existent plus pour vous.

C'est à ce moment-là que l'on se rend compte combien la compréhension de l'écriture joue un rôle important dans notre vie de tous les jours. La plupart des occidentaux en fait généralement l'expérience les premiers jours lorsque, tenaillé par une petite faim sur les coups de dix heures, on décide de s'acheter un de ces appétissants petits pains au lait que propose le 7/11 d'à côté. La dégustation tourne court quand on découvre que le petit pain en question est fourré au curry de porc – ce qui, vérification faite, était bien mentionné (en Japonais) sur l'emballage.

Plus tard, jouant les touristes, on se retrouve à visiter un temple dont le nom reste un mystère, malgré les quelques caractères joliment calligraphiés à l'entrée. Selon le guide, « le Toshogu** est le seul édifice shinto à être classé trésor national ». Problème, à Ueno, il y a une bonne demi-douzaine de temples. Alors, Toshogu, ou pas Toshogu ? C'était bien joli, on a pris des photos, on espère simplement avoir visité le bon ...

On finit par s'armer de patience – après tout, l'apprentissage de la lecture s'étale sur neuf ans dans le cursus scolaire japonais. On fait des exercices, des révisions. Et, au fil du temps, les choses s'arrangent.

Je sais désormais composer mon petit déjeûner sans risque au combini du coin. Mais je continue à considérer le moindre menu de restaurant comme une énième Pierre de Rosette, dans laquelle je me repère (difficilement) en me raccrochant aux quelques caractères que j'y reconnaîs. Remarquez, c'est mieux que rien et cela permet toujours de faire son choix entre « un plat avec du porc et des légumes », « un truc grillé, sans doute de la volaille » et autres « y a de la crevette, c'est tout ce que je peux dire ».

Par contre, si mon inscription à un vidéo-club m'a permis de contrebalancer quelque peu les inepties (réjouissantes) de la télévision japonaise, la majorité des films étrangers reste hors de portée – pour cause de version originale (Perse, Chinoise, Portugaise, j'en passe et des meilleures) ... sous-titrée en japonais, bien sûr. C'est vrai, je suis capable de décrypter et de saisir le sens général d'une phrase en prenant mon temps, mais je me vois mal passer mon temps à appuyer sur la touche « pause » pour tenter de profiter du rythme (haletant) d'un John Woo période Hong Kong.

Qu'à cela ne tienne. Je m'accroche, et petit à petit le monde prend un sens. Sur le chemin que je parcours tous les matins, les enseignes perdent de leur mystère, je découvre ici un agent immobilier, là un club de Mah-Jong, là encore une clinique dentaire. Les librairies ne sont plus un univers interdit, et je compte bien pouvoir un jour m'attaquer à la lecture d'un roman. Et, qui sait ? Un jour peut-être, les karoshi reports auront droit à une version japonaise ...