karoshi 45 : histoire belge

La semaine dernière, alors que je réglais les derniers petits détails avant le lancement (tonitruant, il faut le dire) du nouveau site des karoshi reports, je me suis retrouvé à rédiger le texte de ma page d'accueil, un texte que je voulais un peu comme une profession de foi :

« [...] j'ai ressenti le besoin de partager mon expérience, d'essayer de faire découvrir ce Japon dont on ne parle jamais, parce qu'il est loin, parce qu'il est différent, parce qu'on le comprend mal. [...] Avec toujours le souci de poser sur le Japon un oeil dépourvu de préjugés, un regard qui découvre sans juger. »

Or, depuis le début de l'année, on m'a demandé à trois reprises ce que je pensais d'un livre qui traitait du Japon, un livre qui était sensé relater une expérience vécue, une histoire vraie. Médiatisé, critiqué, primé, il s'agit bien sûr de Stupeur et tremblements, d'Amélie Nothomb, paru l'année dernière.

Il est vrai qu'au premier abord, ce livre est terrifiant – ce qui le rend d'autant plus fascinant. Décrivant son expérience cauchemardesque au sein d'une entreprise japonaise, Amélie Nothomb montre le visage d'un Japon inhumain et absurde, s'acharnant avec un sadisme non dissimulé sur une pauvre belge qui accepte (et subit) toutes ces vexations avec philosophie.

Celui qui voudrait y trouver un reflet de la vie dans une entreprise nipponne (et au Japon en général, tel qu'Amélie Nothomb laisse l'entrevoir au détour de quelques passages) en reviendrait stupéfait – mais convaincu. Les situations décrites sont tellement énormes, tellement incroyables, qu'elles ne peuvent être que vraies. D'ailleurs, l'auteur en a toujours revendiqué l'authenticité.

Pour ma part, je n'ai découvert dans ce livre que les aventures tragi-comiques d'une sale gosse arrogante se croyant tout permis. Parlant pourtant le japonais, le personnage de ce roman (Amélie Nothomb elle-même ?) démontre involontairement que la connaissance d'une culture ne se limite pas seulement à la maîtrise de la langue.

Ainsi, son ignorance du « langage silencieux » qui régit tous les échanges interpersonnels la mène souvent à adopter un comportement à l'opposé de ce que l'on attend d'elle, accumulant gaffes et bévues. Mais au lieu de chercher à comprendre ses erreurs pour ne plus les reproduire, la demoiselle rejette la faute sur ces japonais qui osent mal la juger, et s'étonne que l'on la punisse de son effronterie. Et, avec une persévérance qu'il faut lui reconnaître, s'acharne encore à provoquer ses collègues dès que l'occasion s'en présente.

La crise éclate lorsque, s'indignant d'être affectée à un travail effectivement absurde et abrutissant, Amélie Nothomb se montre ensuite incapable de mener à bien la tâche comptable que l'on lui confie. Et là, plutôt que de s'excuser et de montrer son embarras (ce que ferait naturellement un employé japonais), elle continue à se présenter la bouche en coeur et le visage insouciant. Une telle attitude serait déjà difficilement acceptable en Occident, mais elle équivaut au Japon à une rébellion ouverte et affirmée, presqu'une insulte à l'intention de son employeur. Et l'ingénue Amélie de s'étonner de la réaction de ses supérieurs, forcément mécontents.

Mais l'incompréhension dont fait preuve Amélie Nothomb va plus loin, et semble surprenante chez quelqu'un qui a vécu au Japon et en parle la langue. En effet, lorsqu'elle décrit mademoiselle Mori, laissant entrevoir ses opinions sur la vie des Japonais, elle fait preuve d'un ethnocentrisme caricatural et borné, incapable d'envisager que les valeurs de ces derniers (les éléments qui définissent le bonheur ou la réussite selon leur culture) puissent différer des siennes.

Jugeant, généralisant, condamnant tous et toutes du haut de son arrogance, assaisonnant le tout d'une pointe d'ironie grâce à un style caustique mais indéniable, elle profite de l'identification du lecteur à cette Occidentale perdue au milieu de Japonais mal connus pour s'attirer sa sympathie. Et au lieu d'y lire l'étroitesse d'esprit d'une petite gourde belge, on y voit un portrait effrayant du Japon et de sa culture.

Décrire une autre culture est toujours un exercice difficile, surtout quand elle est aussi éloignée de la nôtre que peut l'être celle du Japon. Ne pouvant la juger qu'à l'aune de notre propre expérience, nous avons tôt fait d'ignorer ou de mal interpréter tel ou tel signe, tombant dans le piège du faux-sens ou de la généralisation hâtive.

Dans cette rencontre, ce choc culturel, il faut souvent accepter de se remettre en question, de prendre du recul par rapport à ce que l'on estimait acquis pour pouvoir comprendre l'autre – une démarche dans laquelle les maîtres-mots restent respect et humilité. Et, au fil de cet apprentissage, c'est également sa propre culture que l'on découvre.