karoshi 39 : une éducation à refaire ...

Ces derniers temps, à Shibuya, l'été Indien s'en est allé, les chapeaux de cow-boy ont regagné leurs placards, et les fourrures sont à nouveau de sortie – normal, Novembre s'est abattu sur la capitale nipponne avec son lot de ciels gris et de vents frisquets. Soudain, il fait froid, on s'est couvert mais pas assez, et l'on risque bientôt de se retrouver la goutte au nez. D'ailleurs, nous ne sommes pas les seuls à nous être laissés surprendre, puisqu'une bonne partie de nos collègues de travail japonais se coltine déjà un rhume carabiné. Et pour nous occidentaux, c'est le calvaire qui commence.

Car, en effet, les règles les plus élémentaires de la politesse sont formelles : pas question de se moucher, ce serait faire preuve de grossièreté et d'un manque certain d'éducation. Donc, on renifle. Avec entrain et conviction, avec force et régularité, nos petits camarades japonais y vont de concert, dans une symphonie des plus ragoûtantes qui porte rapidement sur les nerfs.

On endure un moment, on tente de faire abstraction, mais au bout du compte, cela finit toujours par devenir insupportable. Et barbares que nous sommes, nous décidons généralement de nous venger, à notre manière. Comme nous aussi, n'avons pas été épargnés par le rhume environnant, nous nous appliquons alors soigneusement à nous moucher le plus bruyamment possible, dans le mince espoir que nos collègues nippons puissent prendre exemple sur nous. Peine perdue. Alors, nous serrons les dents, nous mettons la musique un peu plus fort dans les oreilles, et nous prions pour le retour des beaux jours.

(au moins, durant les beaux jours, ils ne reniflent pas. Ils traînent encore les pieds – je ne vous ai pas dit qu'ils traînaient les pieds ? Alors oui, les japonais traînent les pieds avec beaucoup d'application – ce qui est également insupportable, mais cela ne nous coupe pas l'appétit. C'est toujours cela de gagné)

Dans un pays où l'on se lance dans d'interminables courbettes pour un rien, où la moindre formule de politesse ne saurait s'expédier en moins d'une dizaine de syllabes, où l'on ne cesse de s'excuser avant même d'avoir fait quoi que ce soit, il est toujours étonnant de découvrir qu'au Japon, si la politesse est extrême, elle est aussi différente. Alors, on décide de s'enquérir des us et coutumes, on se renseigne sur ce que l'on peut faire ou sur ce qui est tabou, on essaie de se civiliser quelque peu.

Mais le plus souvent, les livres par ailleurs très bavards sur les fêtes religieuses et les styles architecturaux du XIIème siècle, se montrent subitement muets lorsqu'il s'agit d'éclairer le gaijin en vadrouille sur les règles les plus élémentaires de la tenue en société. Et l'on se retrouve réduit à un apprentissage « à la dure », sur le terrain.

Ainsi, l'on découvre (expérience douloureuse s'il en est) qu'il n'est pas nécessaire de s'excuser lorsque, dans la rue, on se retrouve à jouer des coudes et des épaules pour fendre la foule (compacte, forcément), sans montrer particulièrement d'égards à ceux que l'on croise. Plus encore, en temps de pluie, manquer d'éborgner un passant d'un coup bas de parapluie ne nécessite pas même un regard contrit, pas même un hochement de tête. Le maître-mot est ici la survie du plus apte, bienvenue dans la jungle urbaine.

Si l'on peut finir par comprendre une telle attitude, conséquence malheureuse de la surpopulation, d'autres comportements étranges gardent entier le mystère de leur raison d'être. Si rien n'empêche de bailler bruyamment à s'en décrocher la mâchoire, les dames s'empressent de mettre leur main devant la bouche lorsqu'elles rient – idem lorsque l'on se retrouve à discuter via son téléphone portable. Une mauvaise langue arguerait que ceci est bien compréhensible, vu les dentitions apocalyptiques que l'on rencontre parfois, mais comme les japonais ont plutôt tendance à trouver charmantes les dents de travers, la vérité est sans doute à chercher ailleurs.

Petit à petit, c'est donc toute une éducation que l'on se refait, apprenant les bonnes manières au fil des impairs, découvrant entre autres que l'on ne met pas de sauce sur un bol de riz blanc, que l'on tient ses baguettes avec la main droite et que surtout, on ne les plante jamais dans le riz, qu'on ne se passe pas les aliments de baguettes à baguettes, que l'on se déchausse avant de rentrer chez quelqu'un.

Mais même avec toute la bonne volonté du monde, il reste quelques domaines qui résistent encore et toujours à l'adaptation. Pour ma part, je conserve un minimum de galanterie, même si cela laisse les japonaises confuses et toutes gênées – ces dames étant généralement habituées à laisser les hommes passer en premier, ou à céder leur place assise dans le métro.

Et surtout, surtout ... après plus d'un an passé ici, je me montre toujours incapable de surmonter plus de vingt ans d'éducation inculqués par ma maman. Et si autour de moi, les japonais s'en donnent à coeur joie pour aspirer bruyamment leurs ramen, schlurpant avec un entrain qui n'a d'égal que leur appétit, je reste désespérément silencieux en mangeant. Et à ces moment-là, le plus barbare n'est pas celui qu'on croit.