karoshi 37 : oh les filles, oh les filles !

Il y a des fois où tout va mal. Où le sort semble prendre un malin plaisir à s'acharner sur vous, et où l'on se dit qu'on aurait mieux fait de rester au lit. Ou dans le cas qui me concerne, d'aller se coucher. Imaginez donc la scène : un Samedi soir comme un autre, à Tôkyô. Il est près de 22h, dans les environs de Shibuya, et un petit groupe d'occidentaux (nous, en l'occurrence) est en train de se demander où il peut bien aller manger un morceau. Problème épineux s'il en est, vu qu'à la différence des gaijins qui ne pensent qu'à faire la fête, les restaurants japonais sont des couche-tôt. Et face aux alternatives (gastronomiques ?) qui s'offrent à nous à cette heure tardive – McDonald, Wendy's, et leurs équivalents locaux qui répondent aux doux noms de First Kitchen ou Lotteria – nous allons nous décider pour un Burger King. Et c'est parti ... pour la quatrième dimension.

(insérez ici quelques mesures de musique entêtante, ou à défaut, faites « tû tû tû tû tû tû tû tû » avec la bouche, histoire de vous mettre dans l'ambiance)

A cette heure-ci, il semble que le Burger King soit uniquement peuplé de jeunes filles en train de discuter et/ou de se remaquiller, sans doute en prévision de la soirée à venir. D'ailleurs, il ne reste qu'une petite table de libre, avec quatre places, alors que nous sommes six. Qu'à cela ne tienne, nous ne sommes pas des barbares pour rien, et nous voilà en train de nous installer tant bien que mal – en demandant juste un soupçon de collaboration à nos voisines, qui nous l'accordent avec beaucoup de mauvaise grâce.

De la grâce, il est vrai qu'elles n'en possèdent pas beaucoup ... car c'est à côté de quatre superbes spécimens de Shibuya Girls que nous venons de prendre place : la peau burinée par les séances d'UV trop nombreuses, les cheveux d'un gris sale, arborant les bottes à semelles compensées de rigueur (20cm, pas moins), et vêtues de petites robes très sixties aux couleurs vives. Mais, comprenez-vous, nous les dérangeons en pleins préparatifs, comme en témoignent les innombrables fards à paupières, rouges à lèvres, miroirs et petites boîtes qui recouvrent la table voisine de la nôtre.

Il faut croire que pour ces demoiselles, le maquillage s'applique comme la peinture d'une carrosserie : en plusieurs couches généreuses. Et il n'y a pas à dire, il y a de l'épaisseur, que ce soit pour le fond de teint ou les aplats blanchâtres qui recouvrent les yeux et la bouche. Le tout agrémenté de la petite touche finale, les fausses larmes au coin des yeux, et qui ont fait fureur cet été.

Tout en dégustant nos Whoopers, nous surveillons nos voisines du coin de l'oeil, profitant de la barrière de la langue pour nous étonner tout notre saoul de ces animaux étranges. L'une d'entre elle, en particulier, n'a pas même esquissé un geste depuis notre arrivée. Elle est là, affalée sur la table, enroulée dans ce qui semble être une couverture de survie, en train de dormir ou de comater, masse inerte et silencieuse dont nous n'apercevons qu'une chevelure grisâtre.

Autour d'elle, les autres s'affairent, s'apprêtent, se lèvent, vont aux toilettes pour téléphoner, se font fébriles. Elles finissent par réveiller la quatrième, qui si elle a maintenant les yeux ouverts au milieu d'un visage ingrat et peinturluré, montre à peine plus de signes de vie qu'auparavant. Elles vont bientôt sortir, il faut qu'elles soient fin prêtes.

Un instant, une question fugace nous traverse l'esprit : mais où vont-elles donc ? dans quelles boîtes de nuit vont elles promener leur regard ravageur ? Mais nous-mêmes avons décidé de sortir, et nous devons (à regret) quitter notre poste d'observation auprès de ces demoiselles, et nous nous retrouvons dans la rue. A la sempiternelle question qui se pose (Bon, on va où ?), une réponse semble émerger plutôt rapidement. L'une d'entre nous est allée au Ring une ou deux semaines auparavant, c'était sympa, et il n'en faut pas plus pour nous décider. Et en route pour le Ring ...

Le Ring est une boîte de nuit qui se trouve entre Roppongi et Nishi-Azabu, sur le bord d'une voie expresse où les automobilistes tentent de battre des records de vitesse. Nous manquons de nous faire refouler à l'entrée, l'un d'entre nous ayant oublié son passeport. Mais finalement les choses se passent bien, et nous voilà dans la place. A l'intérieur, c'est une sorte de duplex, avec un bar à l'étage et un balcon qui donne sur la piste plus bas. Niveau décoration, c'est tendance « blockhaus allemand période 39-45 », mais agrémenté d'une boule à facettes et des éclairages disco associés au-dessus de l'estrade réglementaire. Et, un peu partout, des tables et des tabourets coulés dans le sol.

Il est encore tôt, et le Ring est plutôt vide. Nous trompons notre attente en prenant une bière, et sur les coups de onze heures et demie, ça commence à se remplir. Retour sur la piste de danse, où nous prenons soudain conscience d'une chose : nous nous demandions où sortaient les Shibuya Girls le Samedi soir, nous avons peut-être les éléments d'une réponse. Elles vont au Ring. Bon, il est vrai que nous n'allons pas retrouver là-bas nos charmantes voisines du Burger King, mais leur absence ne se fera pas sentir. Au milieu de cette foule ultra-maquillée, en mini-jupe et en platform boots, nous nous sentons vaguement déplacés, et nous allons très vite nous retrouver tous alignés contre le mur, les bras croisés et le front plissé par l'incrédulité, à nous demander ce que nous faisons là.

Car devant nos yeux ébahis, il y a peut-être une cinquantaine de demoiselles aux tenues provoquantes, armées de batonnets fluorescents, debouts qui sur les tables, qui sur les tabourets, en train de danser à l'unisson, suivant une chorégraphie impeccable et synchrone, ponctuant le refrain de « hey ! hey ! hey ! » que leur voix de crécelle rend insupportables.

Une bonne heure plus tard, alors que notre fascination reste entière, l'ennui prend tout de même le dessus. Et nous décidons (tristement, il est vrai) d'aller retrouver un peu de normalité en allant prendre un verre dans l'un des innombrables bars qui émaillent Roppongi. Solidement accrochés à notre bière, installés à une table du Propaganda, plus rien ne peut nous arriver. Plus rien, si ce n'est une demoiselle de Hong Kong (comme nous l'apprendrons plus tard) en train de s'adonner à une danse des plus sensuelles, à deux pas de nous. A côté de ses déhanchements torrides, Kim Basinger dans Neuf Semaines et Demie n'a plus qu'à aller se rhabiller ...

A plusieurs reprises, nous allons nous pincer, puis vérifier le contenu de nos verres pour voir si quelque substance illicite ne s'y serait pas retrouvée par le plus grand des hasards. Peine perdue. Faisant preuve d'une endurance remarquable (sans doute soutenue par l'alcool), la demoiselle continue remuer avec conviction, à défaut d'élégance. Craignant de prendre un coup dans un excès d'enthousiasme, ceux d'entre nous qui se trouvent les plus proches de la danseuse commençent à donner des signes d'inquiétude, et finalement, nous jetons l'éponge et décidons de rentrer.

Curieusement, le retour chez moi (une vingtaine de minutes à pied) se passera sans problème, sans agression féminine d'aucune sorte. Et lorsque le lendemain matin, nous irons faire un tour à Harajuku, cette soirée ne sera plus qu'un rêve étrange et irréel, un souvenir trop bizarre pour être vrai, comme s'il s'agissait d'un moment passé ... dans la quatrième dimension.