karoshi 32 : nuit d'été en ville

On pourrait presque en faire une loi universelle : chaque fois que vous devez quitter le bureau un peu plus tôt, vous pouvez être sûr que c'est au moment précis où vous êtes en train de vous préparer que va vous tomber dessus une réunion de dernière minute, une question d'importance vitale à traiter là-maintenant, ou un document urgent à terminer pour hier.

Et bien, ce Lundi, ça n'a pas raté. Je devais aller déguster de la langue de boeuf à toutes les sauces avec un ami, et voilà que deux des trois calamités ci-dessus se sont abattues sur mes frêles épaules. Le temps de faire face, et voilà la soirée bien entamée. Il est trop tard pour aller manger de la langue, et je me retrouve donc, en famille, à chercher un restau encore ouvert pour aller casser la graine.

Il fait chaud, il fait nuit, et nous remontons la Hitotsugi Dôri, une rue à deux pas de chez moi constituée presque essentiellement de restaurants et de combini, avec, çà et là, une salle de jeux vidéos. Et puis, il y a un petit temple, coincé entre deux immeubles de verre et de béton, un petit temple de rien du tout au bout d'une allée étroite et bordée d'arbustes. Mais ce soir, le temple est en fête.

L'allée est étroite, mais ce soir, on s'y presse en nombre sous les centaines de lanternes rouges qui se balancent dans la brise nocturne. Il y a là tout un tas d'échoppes montées avec trois planches et une toile cirée, qui proposent chacune leur lot de délices : là, de la barbapapa, ici des épis de maïs grillés, là encore des beignets de poulpe, un peu plus loin ce sont des blocs de tofu enrobés d'algues, et juste en face il y a des brochettes de pieuvre. Ça fume et ça chauffe de tous les côtés, dans une ambiance de foire bon enfant.

On descend l'allée jusqu'au temple (le Jôdoji, comme on l'apprendra plus tard), et là, c'est un nouvel émerveillement. Au son du tambour installé sur une sorte de plateforme en bambou, peut-être une cinquantaine de japonais sont en train de s'adonner à une danse traditionnelle, aux gestes amples et lents. Jeunes et moins jeunes, en kimono ou en bras de chemise, tous font preuve de la même gravité joyeuse, de la même application.

Dans le lot, il y a même un grand occidental un peu coincé, qui tente de suivre le rythme maladroitement, encouragé par les sourires de ses voisins (et à ceux qui se poseraient la question, non, ce n'est pas moi – pour une fois, j'ai su résister à l'attrait de la piste de danse ...).

Nous en sommes à nous demander quelle peut-être la raison de cette fête, quand un petite dame bien sympathique s'approche de nous, et ne nous laisse pas d'autre choix que d'accepter un éventail et une petite écharpe comme en portent les danseurs. J'en profite pour essayer de demander le pourquoi de la célébration, mais je me heurte aux limites de mon vocabulaire – nous sommes en train d'assister au « O-Bon Odori », qui se déroule tous les ans en été, mais la nature précise du « O-Bon » demeure un mystère ... mais à part ça, il y a de la bière là-bas, et nous ferions bien d'en profiter. Nous remercions la petite dame, en lui expliquant que nous allons plutôt profiter du spectacle.

Mais la petite dame, qui visiblement nous a pris en amitié et a décidé de bien s'occuper de nous, revient nous voir, accompagnée par une jeune japonaise qui parle trois mots d'anglais. Les explications recommencent, on apprend qu'il s'agit d'une fête pour les ancêtres, et que c'est pour eux que l'on est en train de danser. La petite dame sourit, mais cela n'est pas encore suffisant à ses yeux.

Cinq minutes plus tard, elle revient avec un monsieur d'une soixantaine d'années, qui parle très bien anglais malgré (ou grâce à) quelques verres de bière (oui, il y en a là-bas, vous devriez aller en profiter). Le mystère est élucidé, le O-Bon Odori est un festival traditionnel Japonais qui se déroule tous les étés, et à l'occasion duquel on danse pour distraire les ancêtres – qui en échange, vont dispenser chance et bonne fortune. Le bon monsieur retourne profiter de la bière, là-bas, la petite dame nous gratifie d'un sourire bienveillant et satisfait, les gai-jin ont compris, mission accomplie.

Et nous, nous restons là, à tenter de fixer ce moment si particulier dans nos mémoires. Les plus agés, en kimono blancs et bleus, qui mènent la danse, le visage serein et noble. L'homme au tambour, seul là-haut sur sa plateforme, dont chaque coup participe à une grâce étrange et rituelle. Les plus jeunes qui courent et se poursuivent, dans leur kimono aux couleurs vives, comme s'il ne s'agissait là que d'une nouvelle occasion de s'amuser. Et la magie du lieu, revêtu pour un soir des atours intemporels de la tradition, éclipsant la modernité des buildings voisins.

Et lorsque, vers 21h, le tambour cesse de sonner et que la fête s'éparpille, c'est à regret que nous reprenons notre chemin – un peu désorientés, comme si nous sortions d'un rêve. Et de retour dans l'avenue vivement éclairée par les néons, nous jetons un dernier regard en arrière. Si les échoppes ont déjà plié boutique, les lanternes vont brûler toute la nuit – ce soir, les ancêtres seront contents.