karoshi 28 : un peu de fraîcheur ...

Vous le savez sans doute, mes périgrinations circumterrestres quelque peu entravées par les employés des douanes Japonaises, ne m'avaient pas jusque là permis de savourer la douceur de l'été Tokyoite. Mais alors que ce mois de Juin marque la fin de ma première année passée dans la capitale nippone, l'oubli est désormais réparé, et je m'apprète donc sereinement à affronter trois bons mois de chaleur étouffante et d'air saturé en pollution.

Mon meilleur allié dans cette bataille qui s'annonce longue et difficile, mon petit frigo flambant neuf – un investissement que je me promettais de faire depuis quelques temps déjà, sans vraiment réussir à passer à l'acte, mais auquel j'ai finalement cédé sous la pression des conditions climatiques. Mais je n'avais pas réalisé combien ce simple achat allait bouleverser ma vie ...

En effet, jusque là j'avais réussi à préserver la ligne délicate de mon corps d'éphèbe grâce à un régime très strict composé alternativement de menus Double Cheeseburger et de ramen lyophilisées Cup Nuddle (trois parfums: normal, Seafood et Curry, disponible aussi en format Big Cup pour les gros appétits). Quand le besoin se faisait sentir, je m'octroyais un complément nutritionnel constitué d'un paquet de chips parfum crevettes et de deux plaquettes de chocolat au lait, me rendant pour l'occasion au Seven Eleven tout proche, et consommant le tout avachi devant la télévision, histoire de préserver au mieux ces précieuses calories.

Je n'avais aucun souci à me faire, vu que les groupes essentiels d'aliments étaient représentés (ketchup, pâtes, pomme de terre et chocolat), et que la simplicité de la préparation du tout correspondait bien à l'image que je me faisais de l'ascétisme Zen – pas de geste (ni de vaisselle) superflu(e). En bref, le paradis culinaire sur terre, ou presque.

Un paradis auquel rien ne manquait, ou si peu. En effet, l'arrivée de l'été faisait miroiter les rondeurs d'un pot de Cookies & Cream de Häagen-Dazs, de ceux qui se dégustent en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire – surtout quand on ne sait plus si le « z » vient avant le « s », ou sur quel « a » il faut mettre les petits points. Bref. Toujours est-il que j'étais bien tenté, et que j'ai finalement cédé, pensant que la possession d'un frigo avec compartiment congélateur me mettrait définitivement à l'abri du besoin ... de sortir pour me procurer ma dose.

Quelle erreur n'ai-je donc pas commise ! Car si désormais, le manque de crême glacée n'est plus à craindre, voilà que plane sur ma vie le spectre terrible du repas équilibré et de la cuisine diététique. Qui plus est, comme un malheur n'arrive jamais seul, j'ai découvert un petit supermarché à deux pas de chez moi, regorgeant de produits frais et étalant crânement en devanture ses richesses en fruits et légumes. Finie la « junk food » achetée hâtivement en rentrant du boulot, je n'ai plus d'autre choix que d'aller faire mes courses.

Je me retrouve donc à passer le plus clair de mes Samedis après-midis à arpenter nerveusement les rayons du petit magasin, panier en plastique au bras, tentant de percer le mystère des produits exposés. Dans certains cas, une vague ressemblance avec des aliments connus et un peu d'imagination permettent de savoir à quoi s'en tenir – même si le doute subsiste toujours.

En effet, si l'on identifie rapidement les douze bulbes charnus et rouges, rigoureusement identiques et soigneusement alignés sur leur barquette de polystyrène, comme étant des fraises, je reste encore dubitatif quant aux cônes oranges et épais, longs d'une vingtaine de centimètres et accusant dix centimètres de diamètre au point le plus volumineux, et qui à quatre suffisent à constituer un kilo de carottes. Enfin, je crois.

Dans les autres rayons, c'est pire. Il y a là des poissons en tout genre, entiers, découpés, préparés – mais malheureusement aucun qui ne ressemble à celui que je sais cuisiner, et qui vient en petits batonnets plats et panés. Il y a là des dizaines et des dizaines de bouteilles colorées, remplies de poudres étranges et de condiments exotiques, dont on apprend rapidement à se méfier après une expérience malheureuse au restaurant. Il y a aussi de la viande à des prix astronomiques, de la pâtisserie industrielle japonaise (surprise garantie avec le pain au lait fourré au curry de porc, succulent au petit déjeûner), des pots de confiture à la tomate, des plats cuisinés surgelés (à la japonaise, ne rêvez pas, il n'y a pas de pizza mais des gyôza – raviolis chinois), j'en passe et des meilleurs. Bref, à chaque rayon, le frisson de la découverte, la joie de l'inattendu, en un mot tous les plaisirs de l'explorateur perdu en pleine terra incognita.

Ceci dit, jusqu'à maintenant, j'ai su rester raisonnable durant mes premières expéditions. Plutôt qu'une immersion brutale, j'ai choisi l'adaptation progressive. Et je suis donc reparti avec mes chips parfum crevette, mes tablettes de chocolat et mes Cup Nuddle – auxquels sont venus se joindre quelques oeufs, des gyôza surgelés et bien sûr, un pot de Cookies & Cream. L'été peut bien arriver, je l'attends de pied ferme.