karoshi 26 : japon, mode d'emploi

Tôkyô est une ville qui grouille et qui grandit sans cesse, toujours en évolution, toujours en travaux. Et lorsque la nuit tombe sur la ville, c'est une armée de fourmis industrieuses qui brusquement s'activent dans l'obscurité, fourrageant dans les entrailles de la ville, réparant ses artères.

Et là, au pied des grues aux allures de monstres mécaniques qui s'affairent à la lueur des projecteurs, on rencontre immanquablement quelques-uns de ces japonais casqués et revêtus de bandes réfléchissantes, et armés d'un bâton clignotant. Leur rôle ? Prévenir les passants qu'il y a des travaux, qu'il va leur falloir infléchir leur course pour les éviter, et faites bien attention à la marche s'il vous plait merci. Le tout en agitant le-dit bâton clignotant, avec un enthousiasme digne d'un automate.

Ici, on appelle ce genre de petit boulot épanouissant « arbaito » – pour ceux qui ne pratiquent pas la douce langue de Goethe, cela signifie « travail » en Allemand. Généralement inutiles et d'une ingratitude extrême, les « arbaito » sont sans doute le secret d'un Japon qui affiche (au plus fort de la crise asiatique) tout juste 4% de sa population active au chomage.

Aux USA, on parlerait de « McJob » – référence à la célèbre chaine de hamburgers, où bien des étudiants vont gagner de quoi boucler leur mois, avec une seule idée en tête : trouver mieux le plus vite possible. Ceci dit, à voir les « arbaito » que l'on rencontre dans les rues de Tôkyô, préparer des Double Cheese au MacDonald's du coin semble aussitôt beaucoup plus enrichissant et motivant.

A la sortie du parking du grand magasin Seibu, à Shibuya, on trouve ainsi toute une équipe d'employés en livrée, chargée de réguler l'accès des voitures. Lorsqu'une voiture se présente, les voilà qui demandent aux passant de bien vouloir s'arrêter, faisant une chaîne de leurs bras tendus, tandis que le chef (celui qui fait signe à la voiture de s'avancer) s'excuse humblement du dérangement dans le micro – signe de son autorité.

Sur les quais du métro, des employés en uniforme et képi vérifient la bonne montée des voyageurs dans les wagons – annonçant le départ proche, et signalant au conducteur que tout va bien, d'un coup de lanterne électrique. Et une fois le train parti, ils s'engagent dans un petit rituel silencieux qui vise (apparemment) à s'assurer que toute la rame a bien quitté la station.

A certaines gares, même, les poinçonneurs refont leur apparition. Marmonnant des remerciements que personne n'écoute, ils recueillent les tickets usagés ou apposent un coup de tampon pour les correspondances. Pour un peu, ils pourraient chanter du Gainsbourg ...

Mais il y a mieux (ou pire, c'est selon). Au Tôkyô Game Show, en Mars dernier, les stands les plus visités essayaient de contenir la foule (surtout, ne pas empiéter sur le stand du voisin) avec un système de cordes tendues ... par des piliers humains, étudiants engagés pour la circonstance.

Dans le même genre, les Samedis aux abords de Parco, quelques jeunes gens sont chargés de superviser les longues files d'attentes pour le studio de radio tout proche. L'un d'entre eux indique l'arrière de la file, tandis que les autres s'occupent de canaliser la marée humaine, et de faire laisser libre l'accès à la crèperie – la file reprenant quelques mètres plus loin, avec une discipline exemplaire.

Enfin, on touche vraiment le fond avec les hommes-pancarte – ces pauvres hères apathiques que l'on voit, le visage vide et gris, appuyés sans conviction sur leur panneau annonçant à grand renfort de couleurs vives une promotion exceptionnelle dans un magasin proche. Certains, sans doute plus chanceux, ont droit à un mégaphone, afin de pouvoir réciter à l'envi la litanie d'un message publicitaire.

Alors, lorsque, un peu plus loin, l'utilité d'avoir deux employées pour une seule caisse enregistreuse (l'une se chargeant de glisser les articles dans un sac en en énumérant le prix, l'autre s'occupant de la machine) n'apparaît pas comme flagrante ... on laisse faire. Et le Lundi, en allumant mon ordinateur pour me mettre au travail, je me dis que j'ai bien de la chance.