karoshi 24 : vae victis !

La fête est finie, les sumo se sont rhabillés, et leurs étreintes farouches ont déserté le petit écran. Il faudra attendre deux mois avant de pouvoir revoir la face réjouie de Musashimaru, le mastodonte hawaïen, qui après sa deuxième victoire consécutive cette année, a l'honneur d'accéder au rang suprême – Yokozuna.

Un autre sport s'est empressé d'occuper la place laissée vide, et chaque soirée apporte son lot de retransmissions de matches de base-ball. En France, on aurait préféré réserver à ce spectacle passionnant un horaire de choix – 3h du matin, par exemple, entre Histoires Naturelles et la rediffusion de Fréquenstar. Mais au Japon, quelque directeur d'antenne pervers a décrété que le créneau 19h-21h serait le plus adapté, et c'est donc avec beaucoup de résignation que je consomme, soir après soir, mon « zapping avec des vrais morceaux de base-ball à l'intérieur ».

D'ailleurs, le sport est bien là pour le rappeler : à la télévision comme dans la vie réelle, il y a un gagnant et un perdant. Au gagnant les honneurs, au perdant les larmes et la déception. Et celles-ci sont nombreuses – et apparaissent d'autant plus cruelles pour nous, pauvres français habitués au confort de La Roue de la Fortune et autres Ecole des Fans.

On pourrait évoquer la fête annuelle des fanas de dessins animés, sorte d'immense quiz de cent questions où le moindre faux pas vous élimine sans espoir de repêche. L'an dernier, le meilleur a échoué après 79 questions tordues (comme « quelle est la couleur de la culotte de Candy dans le 16e épisode ? » ou « comment s'appelle le frère oublié de Goldorak ? ») – le meilleur, mais pas le gagnant. On comprendrait une telle recherche de l'excellence si cela se limitait à ces manifestations de l'ordre de la performance. Mais chaque semaine, un pauvre père de famille s'engage sur La Route des Rêves – une route sur laquelle le moindre faux-pas est fatal.

Les épreuves sont très diverses – mais toutes touchent à l'impossible : reconnaître successivement 100 acteurs et donner leur date de naissance, réciter dans l'ordre les 111 balles jouées dans une partie de base-ball (en nommant les joueurs, l'effet et la vitesse de la balle, et bien sûr le score ...), quand il ne s'agit pas de jongler avec des boites à cigares. La règle est très simple : une semaine de préparation, une seule tentative, et pas droit à l'erreur.

En jeu, la réalisation du rêve le plus cher de chacun des membres de la famille – un ordinateur pour le fiston, une chaîne hi-fi pour la fille, bref, de quoi réjouir tout le monde. Et même si la valeur de cette « vitrine » ferait pleurer le moindre participant au Millionnaire (après tout, il y a rarement plus de 150 000 F de lots), on ne peut s'empêcher de partager la déception de la famille lorsque le père craque sous la pression.

Autre émission, mais toujours le même réalisme fataliste : on « prête » à une famille une liasse d'un million de yens (50 000F), qu'il leut faut dissimuler dans leur appartement avant qu'un trio d'animateurs en treillis ne vienne, sans pitié, mettre sens dessus-dessous la maisonnée à la recherche des billets. Si après une heure, ils sont toujours bredouille, la famille gardera le (maigre) pactole. Sinon ... Sinon, c'est la vie, merci d'avoir participé, dommage que vous ayiez perdu. A la semaine prochaine, rideau.

Les célébrités sont logées à meilleure enseigne – tout juste. Alors que l'on exige l'impossible de « monsieur tout le monde », il semble que l'on considère que les stars ont déjà fait leur (é)preuves. A elles donc les jeux culturellement épanouissants (tendance « Intervilles sans les vachettes ») ou subtilement drôles (option « le Bigdeal avec un animateur plus lourd que Lagaff' »).

La cerise sur le gâteau reste quand même le sort réservé aux malheureux perdants. Dans un jeu qui consiste à identifier les produits de luxe face à leurs équivalents plus communs (un vin à 8000F la bouteille face à une piquette standard, un Stradivarius opposé à un vulgaire violon moderne ...), chaque erreur occasionne une baisse de standing pour le concurrent : son fauteuil se retrouve remplace par une chaise, puis par un tabouret, la collation qu'on leur apporte se fait de plus en plus chiche, et l'animateur de plus en plus vache.

Car, s'il y a bien une constante incompréhensible dans la plupart de ces émissions, c'est bien le nombre des vexations et petites agressions que l'on y rencontre. Il est vrai que, lorsque l'on voit pour la première fois un invité dégringoler de sa chaise suite à une claque amicale et néanmoins vigoureuse, on esquisse un sourire – alors que le public s'esclaffe bruyament. Mais lorsque l'on voit un pauvre gringalet affronter un karateka mesurant une tête de plus, et que chaque coup – de plus en plus appuyé, de plus en plus direct – est l'occasion de nouveaux éclats de rire, on finit très vite par trouver tout cela de très mauvais goût.

La question qui se pose alors, c'est de savoir où se situe la limite. Car si l'on accepte que, pour rire, les perdants d'un concours de pate à modeler voient leurs oeuvres sauvagement aplaties à coup de marteau par un vieillard en costume de bouffon, les pluies de farine et autres joyeusetés à base de cafards semblent plus être du ressort d'un bizuthage malsain que d'une émission à une heure de grande écoute.

Ceci dit, même si ce portrait peut paraître bien sombre, je n'ai pas pour autant jeté ma télévision aux orties. La grande majorité des émissions évite de tomber dans de tels excès, et l'on peut se dire que si l'on rit parfois jaune, c'est sans doute normal.