karoshi 2 : trois repas

21h, Mercredi, à Shibuya.

Je suis au premier étage d'un McDonald's, m'apprêtant à mordre dans un Kalbi Mac. Et oui, ici, non seulement le « M » habituel est accompagné de signes cabalistiques plutôt étranges, mais même le menu se conjugue à la japonaise : Chicken Tatsuta et autre Teriyaki Burger côtoient les classiques Big Mac et Cheeseburger. Pas de panique tout de même, on reste en terrain connu – grandes frites et milk-shakes vanille, sunday fraise et Coca Light.

La population du McDo est jeune et branchée, vêtements colorés et chaussures à talons incroyablement hauts, le téléphone portable prêt à dégainer. Au milieu de cette foule qui prend son temps, venant discuter après un tour au Tower Records tout proche, s'affairent les employés en uniforme, qui vous placent, vous débarrassent de votre plateau vide, et nettoient dès votre départ – avec un empressement tout nippon.

Installé sur mon tabouret riveté dans le sol, je mange. Devant moi, une petite paroi de bois verticale qui sépare la table en son milieu, reproduisant la disposition des petites échoppes typiquement japonaises. Ces échoppes où l'on est assis côte à côte, face à un mur ou, au mieux, un cuisinier maussade et silencieux. Ces échoppes où l'on mange rapidement pour pas cher, sans un mot mais à grand renfort d'aspirations bruyantes.

En face de moi, au-delà des tables animées, une grande vitre qui donne sur la voie ferrée reliant Shibuya à Shinjuku. Régulièrement, dans l'obscurité de la nuit sans néons, on y voit passer le long serpent lumineux du métro, avec sa cargaison de « salarymen » rentrant du travail.

20h, Jeudi, dans Aoyama.

Avec deux collègues, nous allons manger. Descente au sous-sol, où les restaurants arborent leur façade en bois au milieu des couloirs anonymes. On se baisse, on écarte le petit rideau qui pendouille, et nous voilà dans la boutique, trois mètres sur dix, pas plus. On retire ses chaussures, et on s'installe à l'une des quelques tables basses, assis en tailleur ou à la japonaise pour les plus souples.

Le menu est accroché aux murs, sur des bandes de papier brun. Nous sommes trois, et nous allons commander une dizaine de plats – brochettes, salades et soupes diverses. Et nous allons boire, bien sûr.

La seule femme de la salle se tient derrière le comptoir, c'est l'épouse du vieil homme qui va nous servir, tout souriant de sa bouille ridée. Sinon, les costumes se détendent, les cravates sont dénouées, on parle fort et on rit beaucoup.

Quelque part en sourdine, le commentaire d'un match de base-ball. Les quelques clients qui mangent au comptoir gardent un œil sur la télévision – et applaudiront quand, vers 21h, les Blues Stars de Yokohama vont remporter les « Nippon Series », le championnat local.

On se lève, on se dégourdit les jambes, on remet ses chaussures puis on passe à la caisse. Dehors, il fait encore bon, et le métro nous attend.

Midi, Vendredi, à Shibuya.

Je suis debout contre un mur, à attendre dans un Kaiten Sushi. Devant moi passe à plusieurs reprises le garçon de la boutique, nettoyant rapidement les places quand elles se libèrent, donnant de la voix pour signaler que deux, trois personnes peuvent s'assoir, demandant à un client de se déplacer quand c'est nécessaire.

A côté de nous, une famille (la mère et trois enfants) attend sagement, assise sur un banc de bois. La famille se lève, nous prenons sa place sur le banc, c'est bientôt notre tour. Au centre de la petite pièce, les « cuisiniers » s'activent à préparer les petites assiettes qui tournent sans cesse, passant devant les clients attablés. Assiettes multicolores, les blanches à 130 yens, les bleues à 260, les rouges à 390. On se sert en fonction de ce qui passe, et les piles s'élèvent devant les plus affamés.

Pas la peine d'essayer de discuter. Les cuisiniers mettent l'ambiance, interpellant les nouveaux arrivants d'un solide « iraishaimase ! » (« Entrez, je vous prie »), signalant l'injection d'une nouvelle fournée d'assiettes dans le circuit (soucoupes qui s'entrechoquent), répondant aux clients qui demandent l'un des 50 plats qui se trouve dans la liste en petits caractères, juste sous leurs yeux ... sans compter le métro qui passe juste au dessus, faisant trembler les murs toutes les cinq minutes.

Enfin, on se lève, on compte les assiettes, on paye à la sortie. Dehors, les rues grouillent de salarymen en costume, d'hôtesses d'accueil en uniforme, d'écolières en tenue de marin. Il est presque 1h, la pause repas est bientôt finie.