karoshi 10 : barbares et barbarismes

La vie du français à l'étranger n'est jamais facile. Il est des choses que l'on tait. A Tôkyô, en effet, le français est maltraité. Au fil du temps, on apprend à vivre avec, mais on ne s'y habitue jamais. Pas plus tard qu'hier, alors que je marchais d'un bon pas en direction de Shibuya, je fus frappé, encore une fois. Sous le choc, je restais paralysé un instant ...

Devant moi, dans toute la splendeur rutilante de sa peinture rose bonbon et entourée d'une file de clients en attente, se tenait une camionette ; et sur ses flancs, en lettres festives de trente centimètres de haut, on pouvait lire ... « CLAPES ». J'imagine que, innocemment, vous supposez à ce stade du récit que les « clapes » en question sont quelque spécialité culinaire japonaise méconnue, à base de poisson fermenté et de soja cru, ou l'inverse. Mais il n'en est rien ...

Car les « clapes » ne sont rien d'autre qu'une spécialité bretonne, que l'on peut déguster sans problème du côté de Montparnasse. Mais si ... essayez un peu de prononcer « clape » à l'anglaise. Allez, ne soyez pas timides. Oui, ça donne quelque chose comme « claïpe » ... et avec un peu d'imagination ... voilà, vous avez trouvé : ce sont effectivement des CRÊPES, que la retranscription en Japonais n'a pas laissées intactes (je passerai rapidement sur la question de la justification d'une telle appellation, il me faudrait sans doute y consacrer l'intégralité d'un Karoshi Report ...).

Cet exemple n'est qu'un parmi tant d'autres de l'utilisation (souvent assassine) qui est faite du français au Japon. Ne nous plaignons pas trop tout de même, cela pourrait être pire. Au moins, le français ne subit pas les assauts dont fait l'objet l'anglo-américain, lequel se transforme alors en « Japglish », sorte de langage à but décoratif entièrement dépourvu de valeur communicative.

Le français, lui, reste associé à une forme de distinction ou de glamour Parisien, comme on peut le voir avec les enseignes de quelques magasins de luxes (« Comme ça du Mode », entre autres) ou de restaurants selects (dont le savoureux « Bon Chère », à deux pas du bureau). Par contre, si notre belle langue est synonyme de distinction et de bon goût dans les beaux quartiers de Tokyo, le petit écran – et plus particulièrement les petits écrans publicitaires – est rarement tendre avec nous.

La première publicité « à la française » que j'ai pu voir était pour une bière légère locale, la Super Hop's. Mais celle-ci, loin de vouloir nous ridiculiser, jouait la carte de l'absurde. On y voyait en effet les deux comparses habituels de la marque, dans un bar supposé français avec une petite musique d'accordéon. L'un deux, jouant le client, se fendait d'un timide et approximatif « C'est bon », que l'autre, le barman, recevait avec une certaine défiance qui mettait le premier fort mal à l'aise. Et c'était très drôle, même si je doute que vous riiez beaucoup en lisant cette description. Néanmoins, sachez que dans la bouche d'un japonais standard, « C'est bon » évoque à une oreille française le bruit que pourrait faire un ballon de basket que l'on fait rebondir : « s'bong, s'bong, s'bong ... ».

Jusque là, ça va, me direz-vous. Oui, mais. Tout se gâte quand, pour vanter les qualités d'une gelée de prunes, on prend la direction d'un petit village français. Là, armé d'un pot de la sublime concoction (à base d'algues et de poisson cru, sans aucun doute), un frèle touriste Japonais se fait accoster par une bonne française, croisement entre Yvette Horner et Maïté, qui lui assène un « Elles sont pas bonnes, mes prunes ?! » enthousiaste, le tout accompagné d'une grande claque dans le dos.

Et le japonais de tenter alors d'expliquer que, lui aussi, il a des prunes dans le pot, et de faire goûter la mixture à la bonne dame. Dans un grand mouvement unanime comme il n'en existe que dans le monde idéal des publicités, tout le monde s'extasie alors de ce nectar venu d'au-delà des mers, et la bonne française en profite pour gratifier à nouveau notre pauvre Japonais d'une accolade vigoureuse et sympathique, et d'un « Tu sais qu't'as raison, toi » gourmand qui nous fait craindre le pire pour le frèle nippon. Heureusement, les personnages de publicité n'ont qu'une vie bien éphémère, et notre ami japonais – que l'on plaint fort de s'être retrouvé dans un tel village de fous – n'aura pas à endurer d'autres assauts de la dame en question. Rideau.

Le dernier massacre en date est à mettre à l'actif d'un constructeur automobile. En effet, dans un film d'anticipation champêtre, il nous emmène sur une petite route verdoyante et française, une petite route désormais protégée de la pollution. Et pour cause, puisque la voiture que l'on suit est particulièrement économique, comme le dialogue particulièrement édifiant le souligne :

– La Mère (américaine, à en juger par son accent) : « Tiens, y a plus d'essence ».

– Le Fils (sans doute hollandais, et à la limite du compréhensible) : « Ça fait longtemps ».

La voiture s'arrête dans une station-service, verdoyante et française elle-aussi, où un gentil pompiste français (et verdoyant sans doute) attend auprès d'une pompe microscopique – histoire d'enfoncer encore un peu plus le clou du message publicitaire.

– La Mère : « Le plein, s'il vous plait ».

– Le Pompiste (allemand, c'est sûr) : « Oui Madame ».

Et, une fois le plein fait :

– Le Pompiste : « Vous en avez pour deux ans et trois lunes ».

A ce moment, le petit garçon dit une phrase qui expliquerait sans doute la remarque cryptique du pompiste, mais malgré plusieurs écoutes attentives, je n'ai toujours pas réussi à y comprendre un traitre mot. Promis, la prochaine fois, je m'accroche aux sous-titres qui rendent cette scène délicieuse accessible au commun des japonais.

Enfin, la publicité se termine alors que la voiture file à nouveau sur la petite route française et verdoyante, et dépasse un panneau de signalisation français et verdoyant lui aussi (vous aurez sans doute remarqué la subtilité des stratégies publicitaires, basées sur la répétition de quelques idées simples mais fortes) : « La Mer ». Fin de la chose, merci de votre attention.

Le portrait fait des français dans ces deux spots est assez peu reluisant. Difficile de se reconnaître dans ces valkyries barbares qui ignorent les vertus de la gelée de prunes made in Japan, ou de se retrouver dans la vision pan-européenne et écologiste d'un futur sans pollution, grâce aux efforts d'une automobile japonaise.

A croire que les japonais pensent de nous que « les français sont un peu rustauds et pas encore très civilisés, mais on espère tout de même en tirer quelque chose à (très) long terme ... ». Mais très franchement, quand on a vu Robert Chapatte (« Ici Nagano ... ») massacrer trois mots de japonais appris le matin même, comment leur en vouloir ?